En Suède, le boom de l’industrie de l’armement
Dans la villeusine suédoise de Karlskoga consacrée à l’industrie de l’armement, les deux années de conflits en Ukraine ont rempli à nouveau les carnets de commandes
Pas besoin de tendre l’oreille, ni d’attendre longtemps pour se faire surprendre par une explosion qu’on devine puissante malgré sa distance du centre-ville de Karlskoga. Juste de quoi interrompre les conversations de ceux qui ne sont pas du coin. Le maire de la ville, qui ne le remarque plus depuis longtemps, tend le bras en direction de la détonation pour relancer la conversation. «C’est le champ de tir des industriels et de l’armée», indique-t-il. En un jour sur place, on réalise que les détonations rythment ici la vie comme le ferait un clocher du village, mais qui sonnerait toutes les 10 minutes.
13e exportateur d’armes dans le monde
Nichée à mi-chemin entre Stockholm et Oslo, Karlskoga fait partie de ces villes dont les 30 000 habitants connaissent tous quelqu’un qui travaille ou a travaillé dans l’industrie de l’armement. Ville-usine, c’est là que Bofors, un fabricant renommé de canons, de poudre à canon et d’explosifs, a établi son siège historique au XVIIe siècle. Cela fait la fierté des habitants, mais peu de gens le savent en dehors de Karlskoga: Alfred Nobel en a été un temps le patron. Et ici, les gens le savent aussi, le petit pays de 10 millions d’habitants est 13e au classement des plus grands exportateurs d’armes dans le monde.
L’usine Saab, la plus grande d’entre elles en Suède, fabrique sur place une variété de missiles et autres canons sans recul pour l’infanterie, exportés dans plus de 40 pays. Dans le hall d’entrée du siège de l’entreprise, Michael Höglund le responsable des produits de combat au sol, désigne le responsable des détonations. «Avant de procéder à la livraison, nous effectuons un tir de test de nos Carl-Gustaf pour garantir leur bon fonctionnement.» Il désigne un canon tubulaire équipé d’une optique de pointe, chargé de différentes ogives de couleurs et de formes variées, chacune portant une appellation technique telle que «antipersonnel», «antichar», «anti-structure», etc.
«Ma première décision en arrivant à Karlskoga a été de licencier un tiers des ouvriers», se souvient Görgen Johansson, directeur de la branche locale de Saab, entouré des portraits des anciens directeurs
«En trois ans, nous avons quadruplé notre activité. Cette tendance va se poursuivre pendant encore cinq à dix ans» GÖRGEN JOHANSSON, DIRECTEUR DE LA BRANCHE LOCALE DE SAAB
aux regards sévères de Bofors. Dix ans plus tard, il n’a pas à rougir devant ses prédécesseurs. Pour l’année 2024, il prévoit de recruter 800 nouvelles personnes pour atteindre un effectif de 4800 employés. «En trois ans, nous avons quadruplé notre activité. Cette tendance va se poursuivre pendant encore cinq à dix ans», assure-t-il. C’est que les chiffres des dépenses militaires donnent le vertige. En 2022, celles des Etats européens ont bondi de 13% (Sipri 2023). En Suède, le gouvernement conservateur a pris la décision de les accroître de 28%.
Freinée par les problèmes de matières premières, Karlskoga recherche aussi désespérément des ingénieurs et spécialistes. «Nous devons accroître l’attractivité de la ville pour faire venir les cadres. Je suis vraiment reconnaissant des efforts menés par la commune sur ce point. C’est ce qu’il faut faire», affirme Michael Höglund.
Renaissance grâce aux industries
Le message a bien été reçu par Tony Ring. Au volant de la voiture marquée du blason de la commune, deux canons croisés, le maire du Parti modéré (conservateur) roule à toute vitesse dans les différents quartiers qui sortent de terre. «Ce bâtiment, ça sera une nouvelle crèche. Là, on va avoir un nouveau lycée…», explique l’ancien pilote automobile originaire de la ville, pointant les lieux du doigt tout en conduisant. «Cette chance de faire renaître Karlskoga, on la doit à la réussite des industries», affirme l’édile alors que nous atteignons les limites de sa commune en pleine expansion. Un circuit qu’il peut boucler en une demi-heure, des friches boueuses d’où sortent les câbles d’alimentation qui précèdent la construction des logements jusqu’aux lotissements déjà livrés. «Nous sommes l’une des seules villes en Suède à construire autant. A cause de l’inflation, les projets immobiliers sont pour la plupart à l’arrêt dans le pays», rappelle l’élu. Il espère pouvoir attirer 2000 nouveaux habitants d’ici la fin de l’année prochaine.
Ellen fait partie des nouvelles recrues de Saab. Elle travaillait il y a encore quelques mois pour la ville de Karlskoga. Chargée de communication de l’entreprise pour la Suède, elle raconte sans fard comment les regards ont changé sur l’industrie de l’armement. «Pendant mes études, je rentrais à Karlskoga l’été travailler dans l’industrie. Mes amis me demandaient: «Mais comment tu peux cautionner ce qu’ils font? Ils fabriquent des armes…» Pas peu fière, elle assure que ces mêmes personnes la remercient désormais d’aider les Ukrainiens à se défendre. «Je pense que les gens ont une meilleure vision de ce que nous faisons. Il faut continuer à le promouvoir». En une phrase? «Garder les gens et la société en sécurité», promet Saab sur tous ses supports de communication.
Une campagne de marketing qui sonne faux pour Linda Akerström, spécialiste de l’industrie de l’armement à l’organisation pacifiste centenaire Svenska Freds. «Saab fait sa publicité en montrant des couples LGBT et joue sur la protection de la démocratie tout en exportant des armes à des pays comme les Emirats arabes unis, connus pour leurs violations des droits de l’homme.» Selon ses calculs, 36% des armes vendues par Saab sont à destination de pays «non démocratiques». Alors que son organisation vient de se voir amputée d’une subvention du gouvernement qu’elle recevait depuis près d’un siècle, les efforts en marketing de Saab s’élevaient en 2023 à 2,73 milliards de couronnes (243 millions d’euros).
Les échafaudages et grandes affiches de promoteurs montrant de nouveaux quartiers font du coude à coude sur les friches encore enneigées. La course de l’édile se termine au bord du lac où une brochette de maisons toutes vendues attendent leurs nouveaux propriétaires. La critique formulée par les organisations pacifistes, Tony Ring la balaye du revers de la main: «Pour moi, ce n’est pas si compliqué. En cas de guerre, cette industrie est indispensable. Cela fait un siècle qu’elle se trouve à Karlskoga. Et visiblement, elle n’est pas près de disparaître». Lundi, la Pologne annonçait un accord d’1,5 milliards d’euros avec Saab pour l’achat massif de lance-roquettes Carl-Gustaf.
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