Navalny, enquête sur une mort suspecte
Depuis ses obsèques, les Moscovites affluent vers la tombe de l’opposant, alors que ses proches travaillent d’arrache-pied à identifier les responsables de son décès, étudiant avec sérieux la piste d’un empoisonnement
XLe jour de l’inhumation de l’opposant au Kremlin Alexeï Navalny, quelque 17000 Russes se sont recueillis devant sa sépulture au cimetière de Borissov, dans la banlieue sud de Moscou, selon des chiffres de médias indépendants. Trois jours plus tard, des milliers d’autres leur ont emboîté le pas. En témoigne la montagne de fleurs qui arrive désormais à hauteur d’homme et engloutit l’imposante croix en bois qui surplombe la sépulture de l’opposant.
Moscou garde certainement en mémoire d’autres obsèques d’opposants notoires, comme la journaliste Anna Politkovskaïa, le 10 octobre 2006, ou Boris Nemtsov, le 3 mars 2015, tous les deux assassinés dans la capitale. Jamais, cependant, un enterrement ne s’était déroulé dans une telle hâte ou une volonté si manifeste des autorités d’en amoindrir l’impact dans l’opinion. Cela semble avoir décuplé la ferveur et la détermination de sympathisants de Navalny, certains n’hésitant pas à scander des slogans ouvertement hostiles à Vladimir Poutine.
Les funérailles sont ainsi devenues la première véritable manifestation contre le pouvoir et la guerre depuis le début de l’invasion de l’Ukraine. «Nous vivons des journées historiques», n’hésite pas à dire Vladimir Polonsky, l’un des rares survivants à Moscou de l’épopée du journal Novaïa Gazeta, dont la fermeture a entraîné l’exil de la majorité des journalistes. Caméra au poing, d’une politesse exemplaire à l’égard des forces de l’ordre, Vladimir a filmé tout ce qu’il a pu de ces obsèques, alimentant ainsi en images plusieurs médias indépendants russes et de l’étranger. Au soir du 1er mars, le journaliste a été brièvement arrêté par des policiers en civil. Ces derniers cherchaient frénétiquement, comme il l’a expliqué par la suite, ceux qui filmaient l’événement en direct pour la Fondation de lutte contre la corruption fondée par Alexeï Navalny; ils ont heureusement pu passer entre les gouttes.
Arrestations à retardement
Pour l’instant, une centaine de personnes ont été arrêtées dans toute la Russie, selon les chiffres de l’association OVDInfo, spécialisée dans la défense des droits de l’homme. Ce chiffre est infime comparé aux arrestations lors des grandes manifestations pro-Navalny où l’on voyait se remplir des dizaines d’avtozaks, ces cars utilisés par la police en Russie pour coffrer les gens. Face à l’ampleur prise par les obsèques de Navalny, les forces de l’ordre auraient reçu l’ordre de n’interpeller qu’en cas de «nécessité absolue», affirme le petit journal en ligne Viorstka, se basant sur des sources au sein du pouvoir. Des arrestations massives auraient donné «une piètre image des représentants de l’autorité publique» en ce jour de deuil, relève le porte-parole de l’ONG OVD-Info, Dmitri Anisimov. Il met cependant en garde: grâce aux systèmes de reconnaissance faciale utilisés massivement par la police et les caméras de surveillance, les manifestants risquent d’être inquiétés plusieurs jours après l’événement, comme cela a déjà été le cas. Des témoignages ont aussi fait état de la présence de nombreux agents en civil dans la foule. Les habitués ont facilement reconnu des fonctionnaires de la «Section E», la direction de la lutte contre l’extrémisme du FSB. Des stations de brouillage mobiles ont également été repérées, ce qui peut expliquer la mauvaise communication GSM et internet dans le secteur.
L’hypothèse du Novitchok
Rien de tout cela ne décourage les plus proches collaborateurs d’Alexeï Navalny. Travaillant d’arrache-pied pour faire la lumière sur sa mort, ils promettent des conclusions «d’ici un mois», dit l’ancien enquêteur de Bellingcat Christo Grozev, qui a donné ce week-end une interview-fleuve au célèbre journaliste et auteur russe Mikhaïl Zygar, exilé à Berlin. On y apprend qu’une impressionnante équipe internationale a été mise sur pied, sous la houlette de Maria Pevchikh, présidente de la Fondation de lutte contre la corruption.
Leur principale hypothèse de travail reste une «mort violente» à l’aide de l’agent innervant dont l’opposant avait déjà failli être victime en 2020. La détection de ce produit dans le corps de Navalny avait mis en lumière le rôle d’une unité spécialisé du FSB dans cet assassinat manqué. Selon Christo Grozev, «l’embolie» annoncée par les autorités avant toute expertise pathologique peut très bien être causée par un agent innervant de type Novitchok, un poison qui attaque le système nerveux. Les services russes, qui ont certainement appris de leurs erreurs passées, ont pu prendre davantage soin de dissimuler leurs traces, relève cet ancien businessman d’origine bulgare, devenu un fin connaisseur des arcanes du renseignement du Kremlin.
Le transfert soudain, en décembre, d’Alexeï Navalny dans une colonie pénitentiaire au-delà du cercle polaire loin de tout regard pouvait faire partie d’une stratégie de minimisation des risques. «Mais tout leur comportement indique qu’ils ont quelque chose à cacher, et qu’ils ont peur qu’on le découvre», affirme Christo Grozev dans son interview à Mikhaïl Zygar.
Troublante coïncidence, le résultat de l’inspection de la colonie IK-3 où Alexeï Navalny a trouvé la mort le 16 février a été rendu public le jour de ses funérailles. Les fonctionnaires qui ont mené cette inspection – prévue de longue date, paraît-il – n’ont rien constaté d’anormal, saluant même la «qualité des repas» et «la grande variété» de produits disponibles dans l’épicerie de la prison.
Yulia Navalnaya a quant à elle déposé plainte à la suite du refus des autorités de lui rendre le corps de son mari, demandant aussi l’ouverture d’une information judiciaire sur les circonstances de sa mort. Lundi, le Tribunal de Salekhard, la capitale du district autonome de Iamalo-Nénétsie, l’a rejetée. Les juges l’ont estimée «irrecevable».
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Jamais un enterrement ne s’était déroulé avec une volonté si manifeste des autorités d’en amoindrir l’impact dans l’opinion