En Haïti, la violence des gangs atteint son paroxysme
Le processus politique est bloqué dans le pays et la police dépassée par les exactions des bandes organisées, qui ont juré de renverser ce qu’il reste du gouvernement
XA Port-au-Prince, des frontières invisibles se sont dressées, celles de la violence qui s’est exacerbée. Le week-end dernier, des gangs lourdement armés ont attaqué deux prisons, dont le pénitencier national, le plus grand du pays, libérant près de 4000 détenus. Dépassé par les violences, le gouvernement a déclaré l’état d’urgence dans la foulée: un couvre-feu a été décrété entre 6h du soir et 5h du matin jusqu’à mercredi au moins. Mais dans les faits, cela ne change rien: voilà des mois que personne ne s’aventurait plus dans les rues de la capitale, la nuit tombée.
Alors que beaucoup d’organisations ou de bailleurs de fonds ont relocalisé leurs activités dans d’autres villes du pays, Annalisa Lombardo, employée d’une ONG, a fait le choix de rester malgré les pressions de son siège. En septembre, elle a dû quitter son habitation de Carrefour-Feuilles, un quartier de la capitale, face à l’avancée des groupes armés. «Mais je ne suis allée qu’à 4 kilomètres, explique-telle par téléphone. Certains quartiers sont devenus des zones fantômes où n’importe qui peut se faire tuer ou se faire kidnapper. Dans d’autres, il y avait encore des «blocus» il y a quelques jours, même si plusieurs institutions ont fermé leurs portes.»
Services de base suspendus
Depuis, ces «blocus», les embouteillages qui paralysaient Port-auPrince et où se croisaient Haïtiens et employés d’ONG, ont cessé. La violence enferme chacun chez soi ou chez un proche où il s’est réfugié. Lorsqu’elle s’est rendue au travail, Annalisa Lombardo est passée devant des bennes où brûlaient les déchets. Les services de base ne sont plus assurés par l’Etat, «et dans la rue, les gens, bidons bleus à la main, cherchaient vainement de l’eau potable.»
Lundi, les compagnies internationales et nationales ont annoncé suspendre leurs vols vers l’aéroport Toussaint-Louverture de la capitale haïtienne, après un nouvel assaut des gangs en début d’après-midi. Pays pauvre des Caraïbes, Haïti fait face à une grave crise politique, sécuritaire et humanitaire depuis l’assassinat en 2021 du président Jovenel Moïse, avec un processus politique au point mort. Jeudi 29 février, les violences ont atteint une nouvelle dimension alors que le premier ministre, Ariel Henry, était à Nairobi pour signer un accord de sécurité afin d’envoyer un contingent de policiers kényans sur l’île. Face aux appels de plus en plus pressants du gouvernement haïtien et de l’ONU, le Kenya avait accepté en juillet 2023 de mener cette force de 2500 à 2600 hommes, espérée «au cours du premier trimestre 2024». L’ONU avait donné le feu vert en octobre à cette initiative soutenue par les Etats-Unis pour aider la police nationale haïtienne face à ceux qu’on appelle les «bandits», à l’ouest de l’île d’Hispaniola.
«Mais le déploiement rencontre deux obstacles principaux, détaille Diego Da Rin, expert de la région au sein de l’International Crisis Group. Le premier, qui semble avoir été surmonté, est juridique: la Haute Cour du Kenya l’avait bloqué, raison pour laquelle Ariel Henry était à Nairobi pour signer cet accord de sécurité réciproque. Le deuxième problème majeur, c’est que tous les fonds nécessaires aux opérations de la mission ne sont pas encore disponibles.»
Population en fuite
Cette mission risque donc de ne pas être déployée avant plusieurs mois, alors que la situation se dégrade de jour en jour. Une grande majorité d’Haïtiens sont en faveur de l’intervention d’une force étrangère, selon des sondages menés l’année passée. Ce, malgré les déboires des précédentes interventions internationales en Haïti. Les Casques bleus avaient ainsi apporté une épidémie de choléra qui avait fait plus de 10000 morts et sont accusés de nombreux viols et abus sexuels. Mais l’arrivée des
Kényans est perçue «comme le dernier recours pour retrouver un semblant de normalité, ajoute Diego Da Rin. La seule priorité des Haïtiens, à laquelle ils pensent jour et nuit, c’est de retrouver un peu de sécurité.»
Depuis le 29 février, 14740 Haïtiens ont pris la fuite. «Parmi ces personnes, beaucoup étaient déjà déplacées et dix sites d’accueil ont déjà dû être complètement vidés à cause de l’avancée des combats», explique Antoine Lemonnier, porte-parole de l’Organisation internationale des migrations en Haïti. La population trouve refuge sur des sites dits «spontanés» comme des églises, des terrains de football et des écoles, ou est accueillie chez des proches. «Mais les familles d’accueil sont épuisées car elles sont aussi en manque de ressources. A Port-auPrince, la cohésion sociale est en train de s’effriter.» Selon l’ONU, plus de 8400 personnes ont été victimes l’année dernière de la violence des gangs d’une manière ou d’une autre, «soit une augmentation de 122% par rapport à 2022».
«Mettre l’Etat à genoux»
Des barricades de pierres et de troncs d’arbres sont montées dans les rues de la capitale, complètement paralysée et enclavée car les gangs contrôlent ses accès terrestres principaux. Aux frontières de la ville, ceux qui veulent passer doivent payer les criminels. Ce week-end, Jimmy Chérizier, le chef du G9 et connu sous le sobriquet de «Barbecue», a juré de renverser le premier ministre. La dynamique de la violence est à un tournant: les deux coalitions de gangs qui se faisaient la guerre semblent aujourd’hui être en train de joindre leurs forces pour faire tomber le gouvernement. «Leur démonstration de force se veut aussi un message d’intimidation pour décourager l’envoi de forces étrangères et démontrer qu’ils peuvent mettre l’Etat haïtien à genoux lorsqu’ils le souhaitent. C’est une façon de montrer que le gouvernement doit négocier avec eux», explique Diego Da Rin.
Le premier ministre, Ariel Henry, qui avait promis de se retirer en février dernier et considéré comme illégitime par une grande partie de la population, est toujours bloqué aux Etats-Unis. L’opposition réclame qu’un partage du pouvoir soit conclu avant l’arrivée de la force internationale afin que le gouvernement puisse devenir un interlocuteur «plus légitime» et dessiner le chemin vers de nouvelles élections. «Le risque aujourd’hui est qu’un scrutin soit organisé par un premier ministre tellement impopulaire que l’opposition refuse de reconnaître le résultat, ou que la participation soit extrêmement faible, conclut Diego Da Rin. Elle n’était que de 20% lors des dernières élections en 2016. Cela poserait un nouveau problème de légitimité dès le début du mandat du prochain président.»
■