Gaza, on ne pourra pas dire qu’on ne savait pas
Les événements violents et meurtriers du 7 octobre en Israël, comme les journées suivantes, lorsqu’une pluie de bombes a commencé à tomber sur Gaza, font écho au concept de la banalisation du mal développé par Hannah Arendt et, pour nous, à la banalisation de l’horreur.
Chaque matin, nous recevons cette comptabilité sinistre et morbide de la part des collègues du Croissant-Rouge palestinien. Au moment d’écrire ces lignes: 30 320 morts, dont 13 430 enfants, 7700 personnes enfouies sous les décombres, plus de 70 215 blessé·es, 384 médecins, infirmier·ières, ambulancier·ières tué·es, au mépris des Conventions de Genève. Sans oublier les 134 otages vivant dans des conditions déplorables, dans l’angoisse perpétuelle de ne jamais revoir leur famille… Demain, la liste se sera encore allongée… Et après-demain aussi. C’est ce sentiment de banalisation qui nous inquiète, et cette question qui nous taraude: peut-on s’habituer à l’horreur et à l’injustice? Comme disait ce «grand démocrate et cynique» Staline: «La mort d’un homme est une tragédie, la mort d’un million d’hommes une statistique.»
La prise en otage de civils innocents est un crime de guerre et les bombardements qui tuent aveuglément des milliers de civils innocents, dont de nombreux enfants – tout en mettant en danger la vie des otages –, aussi. Lorsque, en plus, les bombardements détruisent des établissements de santé et tuent les soignants qui tentent d’adoucir les souffrances des survivants, ces actes de guerre sont éthiquement injustifiables. Nous pensons que lorsque les atrocités commises par une partie sont contrées par des atrocités commises par l’autre partie, on ne se situe plus dans le principe de la légitime défense, mais dans celui de la punition collective.
Cette dynamique de la violence ne fait que contribuer à la haine de l’autre dans une spirale qui aboutira à la destruction de tous. C’est pourquoi nous avons décidé de créer Momtaskforce avec une ONG israélienne et le soutien de personnalités palestiniennes (information sur les sites: Oesh.ch et www. momforce.one/international). Notre démarche est soutenue par plusieurs personnalités suisses dont Madame Micheline Calmy-Rey, ancienne présidente de la Confédération et ancienne ministre des Affaires étrangères.
A court terme, les activités de cette task force visent à promouvoir le cessez-le-feu définitif et à maintenir ouverts des canaux de communication parallèles pour faire progresser la libération des otages, tandis qu’à long terme – car nous pensons et croyons sincèrement qu’il y aura un «jour d’après», nous espérons avoir planté une petite graine qui conduira à un changement du paradigme, actuellement basé sur un cycle de violence et de mort. Ce n’est pas une trêve, c’est la fin des combats que nous réclamons, car c’est la seule possibilité d’entrevoir le jour d’après, sinon il n’y aura plus de jour, seulement la nuit de l’humanité.
A l’image du colibri qui tente d’éteindre un immense feu de forêt en transportant quelques gouttes d’eau dans son bec, nous tentons de faire humblement notre part.
Notre expérience en soins palliatifs pédiatriques nous a fait comprendre que la souffrance d’une mère qui perd son enfant est universelle, que la mère soit Israélienne, Palestinienne, Suisse, Française, Africaine ou Canadienne. Il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises victimes, mais seulement des victimes, même si certains tentent de nous faire croire le contraire, en proclamant qu’il y a une hiérarchie dans l’importance de la valeur humaine des victimes. Lorsqu’un enfant est tué par la maladie parce que nous n’avons pas les moyens médicaux pour le guérir, nous nous sentons tristes et surtout révoltés par cette injustice qui frappe au hasard. Mais lorsque la mort de cet enfant est provoquée par des êtres humains, nous nous sentons complices du crime, car cette mort n’est pas une fatalité, elle aurait pu être évitée.
C’est pourquoi aujourd’hui, devant notre impuissance individuelle et constatant la lâcheté et la duplicité des dirigeants européens et américains qui d’un côté demandent d’épargner les populations civiles et de l’autre livrent des armes de destruction, nous ne pouvons que crier à la face de ces dirigeants: «Vous ne pourrez pas dire que vous ne saviez pas, et surtout vous avez encore le pouvoir d’arrêter ce drame.» Ne vous cachez pas derrière des discours idéologiques en ignorant la réalité de la douleur de toute une population. Quant à la politique de notre gouvernement et d’une majorité du Conseil national consistant en attaques récurrentes contre l’UNRWA, elle n’est pas digne d’un pays qui est le dépositaire des Conventions de Genève qui sont piétinées actuellement par les belligérants. A la suite de cette politique unilatérale, nous pouvons témoigner personnellement, grâce aux contacts entretenus depuis plus de trente ans avec cette région, que la Suisse a perdu toute crédibilité au Moyen-Orient et par conséquent ne peut plus avoir la prétention de jouer un rôle de médiation.
Il n’y a plus d’espace humanitaire dans la bande de Gaza. L’UNRWA comme le CroissantRouge palestinien et le CICR sont parfois les derniers refuges pour une population désespérée par cette tragique situation. Mais contrairement aux discours récurrents des médias et d’une partie des ONG, la population de Gaza ne vit pas une crise humanitaire, elle est la victime d’une crise politique qui a commencé bien avant cette tragique journée du 7 octobre. Les conditions de vie désastreuses, le bilan des victimes et le nonaccès aux soins pour cette population ne sont pas une fatalité, mais induites par des décisions politiques.
Il n’est pas trop tard… Comme le colibri qui tente d’éteindre l’incendie, peut-être que nous crions dans le désert de l’indifférence… Mais comme dit le petit oiseau, nous aurons essayé humblement de faire notre part… Et nous ne pourrons pas dire que nous ne savions pas… ■
La population de Gaza ne vit pas une crise humanitaire, elle est la victime d’une crise politique