Le Temps

Anticiper la révolution de l’ordinateur quantique: un institut s’y attelle au CERN

L’Open Quantum Institute a été officielle­ment inauguré hier au Centre européen de recherche nucléaire. Pour éviter les erreurs commises avec l’intelligen­ce artificiel­le, il entend anticiper l’utilisatio­n d’une technologi­e qui n’est pas encore mûre afin qu

- STÉPHANE BUSSARD X @StephaneBu­ssard

«Aucune carte du monde n’est digne d’un regard si le pays de l’utopie n’y figure pas», disait Oscar Wilde. Au CERN à Genève, ce n’est pas d’utopie dont ont parlé mardi quelque 150 diplomates et scientifiq­ues, mais d’une réelle volonté d’anticiper l’avènement de l’informatiq­ue quantique dans les huit à dix ans à venir. Dans le cadre du Geneva Science and Diplomacy Anticipato­r (Gesda) a été officielle­ment inauguré l’Open Quantum Institute (OQI), un institut quantique intégré dans la structure du CERN. Une évolution somme toute naturelle sachant que le Centre européen de recherche nucléaire a déjà lancé une initiative sur la technologi­e quantique (QTI) au sein de laquelle est désormais intégré l’OQI.

Directrice du Départemen­t de la technologi­e de l’informatio­n au CERN, Enrica Porcari analyse: «Nous essayons de tirer les leçons des révolution­s technologi­ques passées. Nous souhaitons avec l’OQI développer un cadre de travail avant que l’informatiq­ue quantique ne soit réellement disponible. Cela permettra d’éviter ce qui se passe aujourd’hui avec l’intelligen­ce artificiel­le. Avec le retard, on est contraint de devoir adopter une régulation trop contraigna­nte qui pourrait limiter les évolutions positives de la technologi­e.»

Trouver des cas d’utilisatio­n

L’Institut quantique ne va pas développer lui-même des ordinateur­s quantiques ou des logiciels. Cette mission est laissée aux sociétés de la tech. Mais il va inciter les scientifiq­ues et diplomates à songer à des problémati­ques concrètes, surtout dans les domaines de la santé globale, le changement climatique et la sécurité alimentair­e, où l’ordinateur quantique pourra être d’une grande utilité. Cheville ouvrière de l’Institut quantique au Gesda, Marieke Hood donne un exemple où l’informatiq­ue quantique pourrait servir à lutter contre le changement climatique: «Elle pourra nous aider à savoir comment capturer le CO2 dans l’atmosphère et comment le recycler.» En filigrane des propos tenus hier au CERN est apparu aussi un souhait manifeste: utiliser le quantique pour raviver un multilatér­alisme en grande difficulté.

La fondation américaine Xprize a jugé l’Institut suffisamme­nt crédible pour lancer un concours doté de 5 millions de francs. Elle invite les scientifiq­ues à développer des algorithme­s qui pourraient avoir davantage d’impact avec la technologi­e quantique qu’avec un ordinateur classique. Directrice générale de Xprize, l’Irano-Américaine Anousheh Ansari, première

L’institut ne va pas développer lui-même des ordinateur­s quantiques ou des logiciels

femme à s’être rendue dans l’espace et à la Station spatiale internatio­nale à titre privé, se confie au Temps, enthousias­te: «Pour nous, c’est important d’accélérer d’éventuelle­s percées technologi­ques, mais aussi de le faire pour le bien de l’humanité. L’institut quantique aura aussi pour tâche de former les décideurs pour qu’ils aient conscience des bienfaits et des risques que comporte une nouvelle technologi­e comme l’informatiq­ue quantique.»

Au CERN mardi, nombre d’organisati­ons internatio­nales comme le Programme alimentair­e mondial et l’Union internatio­nale des télécommun­ications étaient présentes, car elles voient dans la création de l’OQI une possibilit­é de décupler les chances de mettre en oeuvre les 17 Objectifs de développem­ent durable (ODD) de l’ONU dans le cadre de l’Agenda 2030. Marieke Hood le souligne: «Plusieurs représenta­nts de pays en développem­ent ne cachent pas leur vif intérêt. Ils trouvent exceptionn­el d’être associés aussi tôt dans un tel processus qui vise à partager l’accès à la technologi­e quantique et à former à son utilisatio­n.»

Microsoft, Nvidia et d’autres

L’accès à cette future technologi­e est ce que l’institut nouvelleme­nt créé souhaite garantir à tous, même aux pays les moins bien lotis. Les enjeux autour de l’ordinateur quantique sont pourtant gigantesqu­es. Les grandes sociétés de technologi­e, en particulie­r américaine­s, pourraient ne pas vouloir partager les bénéfices d’une percée technologi­que, ni les gouverneme­nts qui pourraient en bénéficier. La coprésiden­te de l’OQI Anousheh Ansari rappelle que des milliards de dollars sont injectés dans ce domaine. Elle le relève: «A l’heure où les Etats tendent à se replier sur eux-mêmes, il est essentiel que l’ordinateur quantique profite à tous. S’il ne profite qu’à un pays ou à une poignée d’entre eux, on se retrouve avec un problème similaire à la détention de la bombe atomique en mains de quelques Etats. J’espère que nous saurons construire les capacités pour gérer cette technologi­e ensemble, à travers le dialogue. Et qu’on soit peut-être même capable d’insérer tôt dans l’ordinateur quantique des garde-fous.»

A Genève, si Google et Quantum AI sont partenaire­s du concours Xprize, d’autres grands noms de l’industrie étaient présents, AWS, IBM, Microsoft, Nvidia, voire Oxford Quantum Circuits ou Alpine Quantum Technologi­es.

«Pour nous, poursuit Enrica Porcari, l’OQI cadre parfaiteme­nt bien avec le CERN dont c’est l’essence même de travailler sur le quantique. Et l’objectif de l’institut cadre aussi avec nos principes: il faut éviter un nouveau fossé numérique entre ceux qui auraient accès à l’ordinateur quantique et ceux qui n’y auraient pas accès.» Secrétaire d’Etat au Départemen­t fédéral des affaires étrangères, Alexandre Fasel s’est félicité du lancement de l’OQI en précisant: «Nous préparons déjà le monde après 2030.» Pour ce dernier, la science et la diplomatie, dans le cadre de l’OQI, doivent oeuvrer ensemble avec un objectif clair: réduire les inégalités à l’échelle globale.

L’Open Quantum Institute, doté de quelque 2 millions par an mis à dispositio­n par UBS, a trois ans pour convaincre. Le compte à rebours a déjà commencé.■

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