Anticiper la révolution de l’ordinateur quantique: un institut s’y attelle au CERN
L’Open Quantum Institute a été officiellement inauguré hier au Centre européen de recherche nucléaire. Pour éviter les erreurs commises avec l’intelligence artificielle, il entend anticiper l’utilisation d’une technologie qui n’est pas encore mûre afin qu
«Aucune carte du monde n’est digne d’un regard si le pays de l’utopie n’y figure pas», disait Oscar Wilde. Au CERN à Genève, ce n’est pas d’utopie dont ont parlé mardi quelque 150 diplomates et scientifiques, mais d’une réelle volonté d’anticiper l’avènement de l’informatique quantique dans les huit à dix ans à venir. Dans le cadre du Geneva Science and Diplomacy Anticipator (Gesda) a été officiellement inauguré l’Open Quantum Institute (OQI), un institut quantique intégré dans la structure du CERN. Une évolution somme toute naturelle sachant que le Centre européen de recherche nucléaire a déjà lancé une initiative sur la technologie quantique (QTI) au sein de laquelle est désormais intégré l’OQI.
Directrice du Département de la technologie de l’information au CERN, Enrica Porcari analyse: «Nous essayons de tirer les leçons des révolutions technologiques passées. Nous souhaitons avec l’OQI développer un cadre de travail avant que l’informatique quantique ne soit réellement disponible. Cela permettra d’éviter ce qui se passe aujourd’hui avec l’intelligence artificielle. Avec le retard, on est contraint de devoir adopter une régulation trop contraignante qui pourrait limiter les évolutions positives de la technologie.»
Trouver des cas d’utilisation
L’Institut quantique ne va pas développer lui-même des ordinateurs quantiques ou des logiciels. Cette mission est laissée aux sociétés de la tech. Mais il va inciter les scientifiques et diplomates à songer à des problématiques concrètes, surtout dans les domaines de la santé globale, le changement climatique et la sécurité alimentaire, où l’ordinateur quantique pourra être d’une grande utilité. Cheville ouvrière de l’Institut quantique au Gesda, Marieke Hood donne un exemple où l’informatique quantique pourrait servir à lutter contre le changement climatique: «Elle pourra nous aider à savoir comment capturer le CO2 dans l’atmosphère et comment le recycler.» En filigrane des propos tenus hier au CERN est apparu aussi un souhait manifeste: utiliser le quantique pour raviver un multilatéralisme en grande difficulté.
La fondation américaine Xprize a jugé l’Institut suffisamment crédible pour lancer un concours doté de 5 millions de francs. Elle invite les scientifiques à développer des algorithmes qui pourraient avoir davantage d’impact avec la technologie quantique qu’avec un ordinateur classique. Directrice générale de Xprize, l’Irano-Américaine Anousheh Ansari, première
L’institut ne va pas développer lui-même des ordinateurs quantiques ou des logiciels
femme à s’être rendue dans l’espace et à la Station spatiale internationale à titre privé, se confie au Temps, enthousiaste: «Pour nous, c’est important d’accélérer d’éventuelles percées technologiques, mais aussi de le faire pour le bien de l’humanité. L’institut quantique aura aussi pour tâche de former les décideurs pour qu’ils aient conscience des bienfaits et des risques que comporte une nouvelle technologie comme l’informatique quantique.»
Au CERN mardi, nombre d’organisations internationales comme le Programme alimentaire mondial et l’Union internationale des télécommunications étaient présentes, car elles voient dans la création de l’OQI une possibilité de décupler les chances de mettre en oeuvre les 17 Objectifs de développement durable (ODD) de l’ONU dans le cadre de l’Agenda 2030. Marieke Hood le souligne: «Plusieurs représentants de pays en développement ne cachent pas leur vif intérêt. Ils trouvent exceptionnel d’être associés aussi tôt dans un tel processus qui vise à partager l’accès à la technologie quantique et à former à son utilisation.»
Microsoft, Nvidia et d’autres
L’accès à cette future technologie est ce que l’institut nouvellement créé souhaite garantir à tous, même aux pays les moins bien lotis. Les enjeux autour de l’ordinateur quantique sont pourtant gigantesques. Les grandes sociétés de technologie, en particulier américaines, pourraient ne pas vouloir partager les bénéfices d’une percée technologique, ni les gouvernements qui pourraient en bénéficier. La coprésidente de l’OQI Anousheh Ansari rappelle que des milliards de dollars sont injectés dans ce domaine. Elle le relève: «A l’heure où les Etats tendent à se replier sur eux-mêmes, il est essentiel que l’ordinateur quantique profite à tous. S’il ne profite qu’à un pays ou à une poignée d’entre eux, on se retrouve avec un problème similaire à la détention de la bombe atomique en mains de quelques Etats. J’espère que nous saurons construire les capacités pour gérer cette technologie ensemble, à travers le dialogue. Et qu’on soit peut-être même capable d’insérer tôt dans l’ordinateur quantique des garde-fous.»
A Genève, si Google et Quantum AI sont partenaires du concours Xprize, d’autres grands noms de l’industrie étaient présents, AWS, IBM, Microsoft, Nvidia, voire Oxford Quantum Circuits ou Alpine Quantum Technologies.
«Pour nous, poursuit Enrica Porcari, l’OQI cadre parfaitement bien avec le CERN dont c’est l’essence même de travailler sur le quantique. Et l’objectif de l’institut cadre aussi avec nos principes: il faut éviter un nouveau fossé numérique entre ceux qui auraient accès à l’ordinateur quantique et ceux qui n’y auraient pas accès.» Secrétaire d’Etat au Département fédéral des affaires étrangères, Alexandre Fasel s’est félicité du lancement de l’OQI en précisant: «Nous préparons déjà le monde après 2030.» Pour ce dernier, la science et la diplomatie, dans le cadre de l’OQI, doivent oeuvrer ensemble avec un objectif clair: réduire les inégalités à l’échelle globale.
L’Open Quantum Institute, doté de quelque 2 millions par an mis à disposition par UBS, a trois ans pour convaincre. Le compte à rebours a déjà commencé.■