Le Tour de France est-il à vendre?
La société ASO, propriétaire de la Grande Boucle, s'accroche à son trésor de famille. Et engage des bras de fer impitoyables contre ceux qui en réclament une partie
L'histoire n'a jamais été racontée. Connue d'une microscopique poignée d'initiés, ensevelie sous le secret des affaires. L'opération remonte à 2013, lorsque le Britannique Brian Cookson prend le contrôle de l'Union cycliste internationale (UCI). Cette année-là, d'anciens représentants de la banque Rothschild, qui l'ont aidé pendant sa campagne, obtiennent des postes au siège de la fédération, implantée à Aigle (Vaud). Tel Justin Abbott, qui prospecte au nom de l'UCI «pour aider le cyclisme à créer plus de richesses». Pendant quatre ans, le «conseiller spécial du président» voyage, parlemente, va jusqu'à suggérer (en vain) un raccourcissement des grandes épreuves «pour améliorer le spectacle». Mais pour qui travaille-t-il?
Les rendez-vous se multiplient entre cet émissaire et Amaury Sport Organisation (ASO), propriétaire du Tour de France. Dans le cyclisme, le principal événement au calendrier – tant le Tour masculin, créé en 1903, que le Tour féminin, relancé en 2022 – appartient non pas à la fédération internationale, mais à une entreprise privée. A cette époque, donc, plusieurs barons du vélo racontent avoir croisé des personnes liées à Rothschild. Pour eux, cet intérêt soudain souffre peu de doutes: la banque a cherché à racheter le Tour de France, pour son propre compte ou celui d'un client.
Pas de redistribution
Cette manoeuvre fait écho à un autre projet actuellement en cours de lancement, One Cycling, piloté par Richard Plugge, manager de la Team Visma-Lease a Bike, qui a remporté les trois grands tours en 2023. Cette ligue fermée, bâtie sur le modèle de la formule 1, rassemblerait des équipes et des organisateurs d'épreuves – le Tour d'Italie et le Tour de Suisse sont notamment en discussion. Leur finalité est de vendre ce circuit à des sponsors et chaînes de télévision. Chaque acteur économique percevrait ensuite sa part de bénéfices. Tous ont quelque chose à gagner. Tous sauf un, ASO, qui encaisse jusqu'à présent des recettes conséquentes et redistribue très peu.
Selon son rapport annuel, que Le Temps a pu consulter, le chiffre d'affaires consolidé du groupe Amaury s'élevait à 557 millions d'euros en 2022, en progression de 82 millions d'euros par rapport à l'année précédente. Plus de la moitié provient des droits de production TV, l'entreprise ayant généré 267 millions d'euros dans ce domaine, principalement avec le Tour de France. Mais, contrairement à une épreuve comme Roland-Garros (propriété de la Fédération française de tennis) qui restitue 40% de ses revenus TV aux joueurs, ASO ne reverse aucune quote-part aux participants. L'organisateur cycliste se contente d'indemniser les équipes pour les transports et l'hébergement et de récompenser les coureurs en fonction de leurs résultats: le maillot jaune reçoit par exemple un demi-million d'euros. A ceux qui réclament davantage, ASO répond que le Tour permet à lui seul la survie du cyclisme et qu'il faut se féliciter d'y prendre part. Il est vrai que les sponsors n'investiraient pas dans des équipes si celles-ci n'affichaient pas leurs maillots sur un événement sportif d'envergure, que certains considèrent comme le troisième plus important derrière les JO d'été et la Coupe du monde de football.
ASO ne veut pas vendre
One Cycling est une tentative de puiser une part des bénéfices du Tour de France, sans pour autant acheter l'épreuve. Car les acquéreurs potentiels ont tous échoué. Lance Armstrong, le septuple vainqueur, destitué pour dopage, aurait avancé ses pions vers 2006. L'industriel français Arnaud Lagardère a travaillé à ces desseins jusqu'en 2013. L'homme d'affaires chinois Wang Jianlin y aurait songé vers 2015. Des financiers américains et israéliens auraient eux aussi creusé l'idée. Sans qu'on sache si des pourparlers avec ASO ont sérieusement débuté. Et, si oui, à quel stade et pour quelles raisons ils ont pris fin. L'entreprise organisatrice indique au Temps qu'elle «ne souhaite pas commenter ces sujets».
Combien vaut le Tour de France? Entre 1 et 3 milliards d'euros, fourchette difficile à établir par les experts du sport business, tant le mode de calcul reste inédit, loin de l'estimation standardisée d'un club de football. Tout dépend de ce qui est pris en compte. Il y a la marque, les droits TV, les bénéfices des autres épreuves propriétés d'ASO (Paris-Roubaix, Marathon de Paris, et 90 manifestations dans 30 pays), le journal L'Equipe et une chaîne de télévision abrités dans une filiale… L'ensemble des sociétés rattachées au groupe Amaury totalise 1350 salariés. L'estimation globale resterait quoi qu'il en soit nettement inférieure au prix d'un club majeur de la Premier League britannique de football: 5 milliards d'euros pour Chelsea lors de son rachat en 2022. Et il y a un autre problème de taille: la famille Amaury ne veut pas vendre. Pas pour le moment.
Dans le même temps, les propriétaires combattent vigoureusement les projets de circuit fermé. La Breakaway League, portée en 2011 par Dave Brailsford, patron du Team Sky, est montée dans le camion-balai – même si l'intérêt de Rothschild pour le Tour de France remonte à cette époque. En 2005, c'est l'Union cycliste internationale qui essaya de lancer son ProTour, contre l'avis d'ASO, qui intenta des actions en justice et menaça de créer sa propre fédération parallèle.
One Cycling est une tentative de puiser une part des bénéfices du Tour de France, sans pour autant acheter l’épreuve
Les équipes furent sommées de se ranger du côté de l'organisateur. Il était acquis que le Tour pouvait vivre sans ProTour, et même sans UCI. L'inverse était du domaine de l'impensable. ASO remporta son bras de fer en 2008.
Mais la crise de croissance du vélo relance aujourd'hui les revendications. L'an passé, une réunion confidentielle a rassemblé des sponsors français, qui ne font pourtant pas partie de One Cycling mais ont débattu du modèle économique de la Grande Boucle. Remontés, certains managers ont interpellé ASO fin juin dans le quotidien Ouest-France. Vincent Lavenu, dont l'équipe s'appelle cette saison Decathlon AG2R, épinglait: «Vous en connaissez, vous, un secteur où des artistes paient pour effectuer leur spectacle? […] On se retrouve avec au moins dix personnes tous les soirs à notre charge, notamment parce que les règlements ont fait évoluer les staffs.»
Les promoteurs de la nouvelle ligue fermée croient donc en leur réussite. Ils pourraient bientôt recevoir 250 millions d'euros d'un fonds d'investissement public saoudien, comme le révélait Reuters en février. Mais un dirigeant d'équipe, qui s'exprime anonymement, réfute cet optimiste. «One Cycling sert de rabatteur et ses responsables ne s'en rendent pas compte, soupire-t-il. Les fonds saoudiens, c'est le Tour de France qui va en profiter. ASO est déjà implantée dans le pays [via le rallye Dakar]. La ligue sera mort-née et ses capitaux iront à l'UCI, qui encouragera un manager à monter une nouvelle équipe, et à ASO, qui en profitera pour faire progresser le AIUIa Tour [la course cycliste qu'elle a lancée en Arabie saoudite en 2020]. «Ce dirigeant avisé invoque l'historique des conflits: «ASO ne perd jamais.»
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Demain dans le deuxième épisode de la
série: Entretien avec le Jurassien Yannis Voisard, jeune talent du Team Tudor, sur le cyclisme et les enjeux climatiques.