Le Temps

Edward Bond, l’éclipse d’un Sophocle d’aujourd’hui

Marquée par la violence, son oeuvre toujours puissante a souvent scandalisé. D’une pièce à l’autre, l’écrivain britanniqu­e a sondé les conditions qui conduisent l’homme à commettre l’irréparabl­e

- ALEXANDRE DEMIDOFF X @alexandred­mdff

Impossible d'oublier cette nuit d'été 1994, ces vivants qui étaient des spectres, ces soldats qui étaient des gamins barbares, cette tension qui vous enveloppai­t, vous, votre voisin, tout un peuple de témoins hallucinés.

Sept heures d'humanité en lambeaux. Sept heures où chaque geste, chaque mot ébranle. Sous les étoiles de ce mois de juillet, dans la cour du Lycée Saint-Joseph, au Festival d'Avignon, le Suisse Carlo Brandt et ses camarades – Valérie Dréville, Clovis Cornillac – sculptés dans la pierre noire de nos hontes jouent Pièces de guerre, de l'auteur britanniqu­e Edward Bond. On en sortait K.-O. et hurlant intérieure­ment.

Au moment où la nouvelle tombe de la disparitio­n à 89 ans, hier, d'un écrivain qui aura marqué le XXe siècle et le XXIe siècle, ce sont ces Pièces de guerre (Editions de L'Arche) – trois textes en entonnoir, Rouge, noir et ignorant, La Furie des nantis, Grande Paix – qui projettent leur lumière spectrale dans les mémoires. Le metteur en scène français Alain Françon les déployait dans toute leur âpreté. La situation? De retour dans sa ville natale, un fantassin recevait l'ordre de tuer un enfant. Comment faire face à un tel choix? Et comment parler de choix? L'infortuné tranchait: il exécutait le nouveau-né de sa propre mère.

Voyage au bout de l’enfer

Edward Bond était habitué au scandale. Né le 18 juillet 1934 dans un quartier populaire de Londres, il a grandi dans une famille modeste. Il a dans les oreilles les bombardeme­nts de l'aviation nazie sur la capitale britanniqu­e au printemps 1941. Il apprend à lire en feuilletan­t les catalogues des magasins que sa mère rapporte à la maison.

Il abandonne l'école à 15 ans, non sans avoir vu le grand David Wolfit incarner McBeth, comme le raconte The Guardian.

Sa vie change d'allure, pas de texture. Il est pauvre, mais de grandes lectures l'aiguisent.

Est-ce d'avoir été aux premières loges quand la fureur dévastait l'Europe? D'avoir senti le poids de la disgrâce sociale? Ses premières pièces font scandale. Dans Sauvés (Editions de l'Arche encore, comme toute l'oeuvre), un employé est confronté à la mort par lapidation d'un bébé. Les autorités censurent le drame. Il est joué néanmoins dans un cercle privé.

Mais que dire du scandale qui suit? Le dramaturge, attaché désormais au Royal Court Theatre – coeur battant du renouveau théâtral britanniqu­e – imagine les amours de la reine Victoria avec Florence Nightingal­e. Il a titré sa satire Early Morning (Au petit matin). Le trône tremble de colère. L'interdicti­on est immédiate.

Edward Bond ne cessera ainsi jusqu'à ses dernières pièces de décrire les mécanismes qui conduisent à l'inhumanité. Son oeuvre était grande de ne jamais juger. Il ne faisait pas la leçon. Il exhumait chez chacun d'entre nous la capacité à faire le mal, sans exclure le sursaut de la bonté.

En 2001, le Genevois Jean-Luc Bideau, magnifique dans sa pelisse d'hiver, incarnait au Théâtre de la Ville à Paris le Lear de Bond – celui-ci avait récrit en 1973 la tragédie de Shakespear­e.

Au moment de l'épilogue, il avait ces mots: «Une seule chose peut nous garder de la démence. C'est la pitié, et l'homme dépourvu de pitié est un fou.» Edward Bond, dont Alain Françon a monté en France les plus grandes pièces – avec Carlo Brandt – était notre Sophocle. Toutes ses oeuvres étaient un voyage au bout de l'enfer. Il ne nous aura jamais autant parlé de notre époque.

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EDWARD BOND DRAMATURGE BRITANNIQU­E

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