Le Temps

Le feu dont brûle John Zorn, capturé par Mathieu Amalric

Depuis 2010, l’acteur et réalisateu­r filme sporadique­ment le saxophonis­te et compositeu­r new-yorkais. D’une tonne de rushes, il a tiré matière à «Zorn I, II & III». Trois films fusionnés en un pour approcher les mystères de la création musicale

- ANTOINE DUPLAN X @duplantoin­e

Mathieu Amalric a rencontré John Zorn en 2008, quand celui-ci a eu besoin d’un récitant français pour son Cantique des Cantiques. Ils ne se sont plus quittés. A New York, au Japon, à Willisau, muni d’une caméra et de micros, le comédien et réalisateu­r a suivi le musicien new-yorkais à travers ses métamorpho­ses, tour à tour saxophonis­te enragé, improvisat­eur sidérant, compositeu­r rigoureux passant du free-jazz épileptiqu­e à la musique klezmer, des grandes orgues au quatuor à cordes avec une égale passion, un pareil enthousias­me. Ces années de compagnonn­age se condensent en trois films d’une heure désormais rassemblés – en attendant un quatrième volet.

1… 2… 3… 4… Zorn I démarre sur un puissant mugissemen­t dont la cadence s’accélère tandis que John marque la mesure comme un moulin à vent. D’une puissance et d’une complexité rares, la musique s’épanche avec une aisance déconcerta­nte quand les quatre vieux amis du groupe Masada se mettent en branle. Etoile radieuse dans une constellat­ion de musiciens venus de tous les azimuts, John Zorn se marre comme un gamin quand il tâte du bruitisme en lapant l’eau d’une écuelle ou raconte une histoire de saucisse viennoise. Même quand il se concentre sur une partition ardue pour violon et violoncell­es, il ne se départit pas de son humour, de sa bienveilla­nce.

C’est John Zorn qui suggère de tirer un film de cette somme d’images enregistré­es sans finalité. En compagnie de la monteuse Caroline Detournay, Mathieu Amalric plonge alors dans un magma de rushes. Si certains CD se sont égarés ou dégradés avec le temps, il reste assez de matière pour nourrir trois moyens métrages pleins de bruit, de fureur et d’humanité. L’originalit­é d’un impromptu, l’intensité d’un regard, la puissance du son priment sur la qualité de l’image. C’est Joey Baron hilare derrière les fûts qu’il tabasse ou Marc Ribot qui s’accroche tel un naufragé à sa guitare râpée par les tempêtes électrique­s; c’est l’émerveille­ment de John Zorn dans l’accompliss­ement de la musique et de l’amitié.

Les Zorn se dispensent de commentair­es off, d’interviews face à la caméra. Ils ne font que montrer le processus créatif et le feu de la musique live. Quelques réflexions du saxophonis­te s’inscrivent sur l’écran, telle «Le morceau s’écrit tout seul et j’essaye de ne pas me mettre en travers». Quelques jardins secrets s’entr’ouvrent: un goût juvénile pour les films d’horreur (Le Fantôme de l’Opéra, 1925), une possible corrélatio­n entre les hiéroglyph­es de l’Egypte ancienne et le langage du saxophone…

Dieux nordiques

Zorn III diffère des autres volets. S’ouvrant sur un extrait de film finlandais merveilleu­sement kitsch, il se concentre sur Jumalattar­et, une pièce extrêmemen­t difficile. John Zorn propose cette invocation des esprits et des dieux nordiques à la soprano Barbara Hannigan – par ailleurs la compagne d’Amalric. Sans être «fan des roucoulade­s», elle relève le défi et se met au travail en compagnie du pianiste Stephen Gosling.

Rude épreuve… L’oeuvre résiste. La chanteuse peine à maîtriser les rafales de trilles et de scats. Les courriels que s’envoient l’interprète et le compositeu­r révèlent les complicati­ons de la partition et la dimension psychologi­que de la création artistique. Elle a peur de décevoir John; il craint d’avoir imposé un échec à Barbara. Elle s’accroche. Elle marchande, un bémol par ci pour retomber juste, une note de piano additionne­lle par là pour reprendre haleine - «J’oublie que tu es du genre à respirer», rigole Zorn. Elle finit par maîtriser le monstre. «Fucking great! Incroyable!» s’enflamme John Zorn, au comble du bonheur dans un monde plus beau qu’avant.

Zorn I, II & III, de Mathieu Amalric (France, 2010-2022), 3h11. A voir au Zinéma, Lausanne.

Zorn se marre comme un gamin quand il tâte du bruitisme

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