Sibylle Berg signe l’irrésistible portrait d’une maman en rupture de ban
Les comédiennes Lucie Zelger et Bénédicte Amsler Denogent joutent avec brio, au Poche à Genève, dans «Et soudain Mirna», pièce caustique et musclée
Même pas un grand-père nazi. Et pas l’ombre d’un abus. Rien de distinctif, d’obscène, de vaguement scandaleux. La comédienne Lucie Zelger vous alpague ainsi, depuis lundi au Poche de Genève. Elle est votre soeur, votre camarade de bureau, votre petite-cousine, celle qui voudrait tout faire bien, c’est-à-dire renverser les tables de la loi, «le propre en ordre» de jadis, les assignations de genre. A la décharge, ces postiches et prescriptions d’une société malade de ses représentations!
La captivante Lucie Zelger ne prononce pas tout à fait cette condamnation au seuil de Et soudain Mirna, texte à volte-faces, c’est-à-dire renversant et brillant de l’autrice allemande Sibylle Berg. Mais elle annonce le portrait qui va suivre, celui d’une jeune femme d’aujourd’hui, la trentaine, mère célibataire d’une fillette qui a grandi trop vite – Mirna, justement, incarnée par Bénédicte Amsler Denogent, un volcan dans un corps menu. C’est leur dialogue que la chorégraphe Nicole Seiler – un nom en Suisse romande qui fait ici ses débuts comme metteuse en scène – libère avec malice et ingéniosité.
Pourquoi Et soudain Mirna emporte-t-il ainsi l’adhésion? Le talent de Sibylle Berg d’abord, un alliage d’empathie et de dérision. Pas de thèse chez cette romancière et dramaturge qui collectionne les lauriers – en 2019, sa pièce Triptyque de haine: Comment sortir de la crise – obtenait le Prix du théâtre Nestroy à Vienne, l’équivalent des Molières. Mais un propos qui claque dans la grande arène de nos préoccupations.
L’écrivaine, qui enseigne la dramaturgie à la Haute Ecole des arts de Zurich, chronique les «sauve-qui-peut-la-vie» de ses contemporains, leurs aspirations à écrire une partition moins sauvage, plus généreuse, moins binaire aussi. Elle s’engage, mais n’assène rien, ce qui fait la belle souplesse de Et soudain Mirna traduit par Camille Logoz à la demande du Poche. Le brio de ce texte tient à cela: une vitalité épidermique dessine un cul-de-sac existentiel, celui d’une génération de femmes trentenaires.
Pour jouer ce face-à-face entre une chiffonnée lumineuse – Lucie Zelger est cette météo-là, imprévisible et galvanique, même dans le brouillard – et sa Mirna terre à terre, il faut des interprètes douées pour la reprise de volée. Les comédiennes de la troupe du Poche excellent dans ce tennis de table. Elles échangent comme on smashe, sur la scène en pente – scénographie de Fanny Courvoisier et Sylvie Kleiber.
La danse de la discorde
Au coeur de leur match, un déménagement. La mère congédie la ville. La campagne l’appelle. Là-bas, elle vivra autrement. Avec des néonazis, persifle Mirna, ces communautés du peuple qui ne jurent que par la terre des Germains. «Mais non», s’étrangle cette amoureuse de David Guetta, qui a puisé chez Simone de Beauvoir et Judith Butler – l’autrice culte de Trouble dans le genre – des outils pour bricoler un avenir. Sa Mirna se fiche de la révolution maternelle: elle exige un cadre, un cap, une rationalité. Une foi, tiens.
Crucifixion d’une mère qui veut aussi vivre ses idéaux. Comme une fatalité qui se répéterait d’une génération à l’autre. Dans la mise en scène de Nicole Seiler, ces inconciliables dansent parfois leur désaccord, répétant les gestes de l’autre, mais pas son discours, surtout pas. Ponctuation comique. Tout en claquant leurs coups, Lucie Zelger et Bénédicte Amsler Denogent construisent un édifice fragile – avec draps, tapis, matelas. C’est le tipi d’une impossible cohabitation. L’allégorie d’un avenir en mille morceaux branlants. Le patchwork de nos contradictions. Tout est en chantier, souffle Nicole Seiler. Rien n’est perdu donc. Mirna aura de quoi faire.
■
Et soudain Mirna, Genève, le Poche, jusqu’au 27.03.