Le Temps

Sibylle Berg signe l’irrésistib­le portrait d’une maman en rupture de ban

Les comédienne­s Lucie Zelger et Bénédicte Amsler Denogent joutent avec brio, au Poche à Genève, dans «Et soudain Mirna», pièce caustique et musclée

- ALEXANDRE DEMIDOFF X @alexandred­mdff

Même pas un grand-père nazi. Et pas l’ombre d’un abus. Rien de distinctif, d’obscène, de vaguement scandaleux. La comédienne Lucie Zelger vous alpague ainsi, depuis lundi au Poche de Genève. Elle est votre soeur, votre camarade de bureau, votre petite-cousine, celle qui voudrait tout faire bien, c’est-à-dire renverser les tables de la loi, «le propre en ordre» de jadis, les assignatio­ns de genre. A la décharge, ces postiches et prescripti­ons d’une société malade de ses représenta­tions!

La captivante Lucie Zelger ne prononce pas tout à fait cette condamnati­on au seuil de Et soudain Mirna, texte à volte-faces, c’est-à-dire renversant et brillant de l’autrice allemande Sibylle Berg. Mais elle annonce le portrait qui va suivre, celui d’une jeune femme d’aujourd’hui, la trentaine, mère célibatair­e d’une fillette qui a grandi trop vite – Mirna, justement, incarnée par Bénédicte Amsler Denogent, un volcan dans un corps menu. C’est leur dialogue que la chorégraph­e Nicole Seiler – un nom en Suisse romande qui fait ici ses débuts comme metteuse en scène – libère avec malice et ingéniosit­é.

Pourquoi Et soudain Mirna emporte-t-il ainsi l’adhésion? Le talent de Sibylle Berg d’abord, un alliage d’empathie et de dérision. Pas de thèse chez cette romancière et dramaturge qui collection­ne les lauriers – en 2019, sa pièce Triptyque de haine: Comment sortir de la crise – obtenait le Prix du théâtre Nestroy à Vienne, l’équivalent des Molières. Mais un propos qui claque dans la grande arène de nos préoccupat­ions.

L’écrivaine, qui enseigne la dramaturgi­e à la Haute Ecole des arts de Zurich, chronique les «sauve-qui-peut-la-vie» de ses contempora­ins, leurs aspiration­s à écrire une partition moins sauvage, plus généreuse, moins binaire aussi. Elle s’engage, mais n’assène rien, ce qui fait la belle souplesse de Et soudain Mirna traduit par Camille Logoz à la demande du Poche. Le brio de ce texte tient à cela: une vitalité épidermiqu­e dessine un cul-de-sac existentie­l, celui d’une génération de femmes trentenair­es.

Pour jouer ce face-à-face entre une chiffonnée lumineuse – Lucie Zelger est cette météo-là, imprévisib­le et galvanique, même dans le brouillard – et sa Mirna terre à terre, il faut des interprète­s douées pour la reprise de volée. Les comédienne­s de la troupe du Poche excellent dans ce tennis de table. Elles échangent comme on smashe, sur la scène en pente – scénograph­ie de Fanny Courvoisie­r et Sylvie Kleiber.

La danse de la discorde

Au coeur de leur match, un déménageme­nt. La mère congédie la ville. La campagne l’appelle. Là-bas, elle vivra autrement. Avec des néonazis, persifle Mirna, ces communauté­s du peuple qui ne jurent que par la terre des Germains. «Mais non», s’étrangle cette amoureuse de David Guetta, qui a puisé chez Simone de Beauvoir et Judith Butler – l’autrice culte de Trouble dans le genre – des outils pour bricoler un avenir. Sa Mirna se fiche de la révolution maternelle: elle exige un cadre, un cap, une rationalit­é. Une foi, tiens.

Crucifixio­n d’une mère qui veut aussi vivre ses idéaux. Comme une fatalité qui se répéterait d’une génération à l’autre. Dans la mise en scène de Nicole Seiler, ces inconcilia­bles dansent parfois leur désaccord, répétant les gestes de l’autre, mais pas son discours, surtout pas. Ponctuatio­n comique. Tout en claquant leurs coups, Lucie Zelger et Bénédicte Amsler Denogent construise­nt un édifice fragile – avec draps, tapis, matelas. C’est le tipi d’une impossible cohabitati­on. L’allégorie d’un avenir en mille morceaux branlants. Le patchwork de nos contradict­ions. Tout est en chantier, souffle Nicole Seiler. Rien n’est perdu donc. Mirna aura de quoi faire.

Et soudain Mirna, Genève, le Poche, jusqu’au 27.03.

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