Le Temps

Au chevet des requérants

Profondéme­nt marquée par son expérience au Centre fédéral d’asile de Vallorbe, l’infirmière vaudoise en a tiré un livre qui vise à mettre des visages derrière les chiffres de la migration

- SYLVIA REVELLO X @sylviareve­llo

A plusieurs reprises, l’émotion affleure. Comme une vague prête à déferler, qui en annonce d’autres, plus menaçantes encore. Mais cette émotion, Annelise Bergmann, 56 ans, parvient à la contenir. Le trop-plein de souffrance emmagasiné durant onze ans au Centre fédéral d’asile (CFA) de Vallorbe, l’infirmière vaudoise a réussi, non pas à s’en débarrasse­r, mais à le déposer dans un livre qui vient de paraître*. Un éclairage sans concession sur la réalité de l’accueil des requérants en Suisse, alors même que les arrivées ne cessent d’augmenter et que le débat politique s’enflamme.

Un don de soi sans rien attendre en retour: pour Annelise Bergmann, le métier d’infirmière tient davantage de l’humain que de la technique. C’est sans doute pour cela qu’elle n’a jamais voulu exercer à l’hôpital ou en clinique mais s’est très vite dirigée vers les marges. La gériatrie d’abord, puis les soins à domicile, où elle sillonne le Nord vaudois au contact d’un monde agricole souvent précaire. «Là où il faut débarrasse­r la table et boire le café, avant de changer un pansement ou de faire une prise de sang», sourit la quinquagén­aire, elle-même issue d’un milieu modeste. Après des années dans un centre d’hébergemen­t pour sans-abri où elle côtoie des consommate­urs de drogue mais aussi des migrants ou encore d’anciens détenus, Annelise Bergmann est engagée par une société privée chargée des visites médicales dans les CFA. Nous sommes alors en 2011.

Sentiment de vertige

«Trouvez-vous choquant que l’on fasse du bénéfice sur le dos des requérants d’asile?»: lâchée lors de son entretien d’embauche, la question la heurte, mais elle passe outre, galvanisée par sa volonté de bien faire. «Je me suis dit que personne ne m’empêcherai­t d’exercer mon métier avec exigence et respect.»

Au CFA de Vallorbe, elle découvre une médecine d’urgence menée avec les moyens du bord. Dans son bureau, des vies entières défilent. Chaque jour, plusieurs dizaines d’hommes, de femmes et d’enfants qu’il faut écouter, rassurer, informer. Le tout sans traducteur, en recourant au système D ou à un logiciel en 30 langues agrémenté de pictogramm­es. Gale, diphtérie, abcès, violences sexuelles, tortures, stress post-traumatiqu­e, dépression ou encore tentative de suicide: les maux auxquels l’infirmière est confrontée lui donnent très vite un sentiment de vertige, mais elle s’accroche.

Outre les maladies à détecter, sa tâche est aussi de déterminer si un requérant nécessite un suivi psychologi­que plus poussé. Une responsabi­lité qui pèse lourdement sur ses épaules. Le sentiment d’impuissanc­e aussi. «C’est dur de voir quelqu’un les yeux vides, se taper la tête contre les murs et n’avoir que de l’aspirine à lui donner», confie-t-elle. D’autant qu’au fil du temps, l’état de santé des personnes qu’elle rencontre se détériore.

«Quand j’ai commencé, les requérants étaient globalemen­t en bonne santé, il y avait beaucoup de jeunes Erythréens qui fuyaient le service militaire obligatoir­e dans leur pays. Le déracineme­nt était douloureux, mais ils étaient pleins de ressources pour commencer une nouvelle vie», se rappelle Annelise Bergmann. A partir de 2015, les traumatism­es causés par une route migratoire de plus en plus périlleuse se multiplien­t. L’infirmière évoque également une forme de tourisme médical. «J’ai vu des enfants gravement malades dont les parents avaient tout sacrifié pour leur donner une chance d’être soignés en Suisse, mais bien souvent, c’était trop tard», raconte-t-elle.

Entre le manque de moyens, la surpopulat­ion et l’incapacité à trouver des réponses satisfaisa­ntes, l’usure s’installe. «Chaque matin, je me levais en me disant que j’allais faire mon travail le moins mal possible.» Lorsqu’elle alerte sa hiérarchie, la réponse est toujours la même: l’argent manque. «On me faisait aussi comprendre que s’ils avaient attendu deux ans pour être soignés, les requérants pouvaient bien patienter quelques jours de plus, qu’ils devaient déjà s’estimer heureux d’être en Suisse.»

Face à la détresse des requérants, sa seule ressource est son expérience de mère. «Quand certains jeunes allaient mal, je les berçais dans mes bras et dès qu’ils arrivaient à pleurer, j’essayais de les faire hospitalis­er.» Parfois, la tension monte. «En général, dix minutes après les escalades de violence, la personne s’effondrait en larmes», raconte la soignante, qui dit ne jamais avoir eu peur pour sa vie.

«Tous mes souvenirs étaient intacts»

Au fil du temps, ce travail qui la condamne au silence – les collaborat­eurs ont la stricte interdicti­on de parler à la presse – pèse de plus en plus sur sa santé. «J’étais au boulot nuit et jour, je n’arrivais plus à déconnecte­r.» Progressiv­ement, sa capacité à récupérer s’amenuise, sa force et son courage aussi. En 2022, elle vit sa démission comme un deuil.

Puis décide d’écrire pour ne plus être hantée par ces visages, ces histoires, mais pour leur donner un sens. «Tous mes souvenirs étaient intacts, je les ai simplement déposés», sourit Annelise Bergmann. L’écho médiatique la dépasse. Il faut dire que l’attention sur l’asile est forte. «Quand j’entends dire que le système est trop gentil, trop généreux, je suis effarée par cette méconnaiss­ance du terrain», souligne celle qui refuse d’être récupérée par un camp politique. Annelise Bergmann le sait, sa carrière d’infirmière est terminée. «Je ne pourrai pas retourner sur le terrain, une part de moi est restée là-bas. Je dois faire avec.»

* Récits du bas seuil. Parcours d’une

infirmière, Editions d’En bas. A noter que l’autrice est aujourd’hui au Salon du livre pour une rencontre intitulée: Livre, îlot de paix. Soigner l’autre.

«Quand j’entends dire que le système est trop gentil, trop généreux, je suis effarée par cette méconnaiss­ance du terrain»

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