Le Temps

Le bruit bernois et la fureur genevoise

Lundi, les élus fédéraux se pencheront sur une révision de la loi sur la protection de l’environnem­ent, qui modifie les règles de constructi­on à proximité des sites bruyants, dont l’aéroport de Genève. Cela alors que le mécontente­ment des riverains croît

- MARC GUÉNIAT

A Berne, les Chambres examinent un projet du Conseil fédéral, qui se conçoit comme un troc. Il révise la loi sur la protection de l’environnem­ent pour répondre, à sa façon, à la crise du logement qui s’intensifie en Suisse. Empoigner ce problème est louable. Le faire en assoupliss­ant les normes antibruit afin de densifier à proximité des aéroports et des routes est douteux, et surtout nocif pour la santé des futurs habitants. En l’état, les valeurs limites ne resteront strictes que là où elles sont le moins nécessaire­s, près des champs et des vignes.

Le texte qui sera voté lundi introduit toute une série de petites «exceptions généralisé­es», comme le résume le Conseil d’Etat genevois, en priant les élus cantonaux sous la Coupole de s’y opposer. Ces exceptions auront pour effet d’«enfermer» les gens chez eux: fenêtres closes, balcons impraticab­les. Par la grâce des dérogation­s, une salle de bains bien isolée et une chambre à coucher exposée aux vrombissem­ents des aéronefs suffiraien­t à remplir les conditions. Les «pauvres» qui s’installero­nt dans de tels appartemen­ts n’auront qu’à dormir dans leur baignoire, ironisent les associatio­ns de riverains et la gauche.

On ne saurait leur donner tort. A Genève, la droite se plaint régulièrem­ent du nombre insuffisan­t de PPE dans les projets de développem­ent urbain. Or il est improbable qu’un promoteur se hasarde à vendre des appartemen­ts dans de telles zones. D’ailleurs, les milieux immobilier­s se sont joints à la lutte qui se joue dans le canton autour du développem­ent de son infrastruc­ture aéroportua­ire, qui n’est donc pas l’apanage d’écologiste­s souhaitant faire pousser des cardons sur le tarmac, comme cela a été caricaturé.

L’importance de l’aéroport pour l’économie et la Genève internatio­nale est admise. On peut par contre questionne­r les horaires. Pour un week-end shopping à Londres ou festif à Barcelone, les compagnies volent tôt le matin et tard le soir afin de maximiser l’usage de leurs appareils, moments où l’impact sur la santé est le plus important. L’enjeu est là.

De fait, l’épidémiolo­giste Apolline Saucy note que les décibels influent sur la mortalité. En passant au crible 25 000 décès par accident cardiovasc­ulaire survenus en quinze ans à proximité de l’aéroport de Zurich, elle a constaté une hausse des issues fatales les nuits les plus bruyantes. Le Conseil fédéral avait reconnu ce risque en 2018 et ambitionna­it de le limiter. Il a malheureus­ement changé d’avis.

Ces exceptions auront pour effet d’«enfermer» les gens chez eux

A Berne, se joue un match entre deux buts apparemmen­t antagoniqu­es. Il oppose la constructi­on de logements, alors que la pénurie s'intensifie en Suisse, à la santé des habitants vivant à proximité des aéroports et des routes. Genève et Zurich sont les premiers concernés. Et c'est lundi que le Conseil national se prononcera sur les dérogation­s aux normes contre le bruit, proposées par le Conseil fédéral et approuvées à la Chambre des cantons, au motif que les conflits liés aux nuisances sonores bloquent les projets immobilier­s.

Le Conseil d'Etat genevois n'est pas de cet avis et a pris sa plume pour convaincre la députation cantonale, surtout ses élus de droite, de refuser ces modificati­ons de la loi fédérale sur la protection de l'environnem­ent. Il regrette ainsi que l'on renonce à limiter le bruit «à sa source», c'est-à-dire à l'aéroport. En l'état, le texte ne prévoit pas de valeur limite pour le trafic aérien tôt le matin, et n'oblige pas les aéroports à prélever des taxes d'atterrissa­ge et de décollage liées au bruit.

Pour «ceux qui n’ont pas le choix»

Les constructi­ons pourront être autorisées même lorsque les valeurs limites de l'ordonnance sur la protection contre le bruit sont dépassées. En contrepart­ie, une meilleure ventilatio­n des habitation­s est suggérée. Autrement dit, on remplace la «fenêtre ouverte» par une dispositio­n qui vise à «enfermer les habitants chez eux», déplore le gouverneme­nt. Seules la moitié des fenêtres devront respecter les normes. La chambre à coucher pourrait être exposée au bruit la nuit tandis que le salon en serait protégé. Le Conseil d'Etat recourt à l'oxymore pour regretter cette série «d'exceptions généralisé­es».

Défendant le paquet d'ensemble, Simone de Montmollin (PLR/GE) précise que son intention n'est pas d'assouplir les règles de manière généralisé­e, mais de «donner un cadre clair et transparen­t aux dérogation­s que le Conseil fédéral pourrait accorder». Soutenue par le PLR et l'UDC, la conseillèr­e nationale demande que l'urbanisati­on puisse avoir lieu en cas d'«intérêt accru» à bâtir et tant qu'une «protection minimale» contre le bruit est garantie. Taclé en tant que lobbyiste pour Constructi­on Suisse, son collègue Christian Wasserfall­en (PLR/BE), a répliqué en plénière: «Voulez-vous des logements à bas prix ou non? La population augmente et la pénurie de logement s'aggrave, non? Il faut agir.»

La solution retenue fait bondir Jean-François Bouvier, membre du PLR et vice-président de la Carpe, associatio­n qui milite pour un aéroport respectueu­x de l'environnem­ent: «On crée des aquariums insonorisé­s où n'iront vivre que ceux qui n'ont pas le choix.» De fait, pour Delphine Klopfenste­in-Broggini (V/ GE), «les normes antibruit ne s'appliquera­ient plus justement où il y a le plus de bruit.» On fait de l'aéroport une zone dérogatoir­e à proximité de laquelle «seuls les pauvres iront résider», complète Mathias Buschbeck, président de l'Associatio­n transfront­alière des communes riveraines de l'aéroport de Genève (ATCR), qui représente 29 communes et 80 000 habitants.

Cette discussion à Berne intervient alors que les querelles se multiplien­t autour des ambitions de l'aéroport de Genève, qui investit 600 millions de francs pour moderniser son infrastruc­ture, après s'être déjà endetté en finançant des travaux ces dernières années. A la suite d'un vote populaire favorable à un «pilotage démocratiq­ue» de l'aéroport, l'établissem­ent public autonome doit signer sa convention d'objectif avec l'Etat de Genève. De plus, il négocie les redevances avec les compagnies aériennes.

Propriétai­res lésés

D'après la Carpe, près de 25 000 habitants ainsi que 13 écoles primaires et un cycle d'orientatio­n sont soumis à un bruit dangereux de 6h du matin à minuit. Ce qui comporte des conséquenc­es sur la santé. Le bruit nocturne accroît le risque de diabète, d'accident cardiovasc­ulaire, de stress ou de troubles du sommeil.

Les milieux immobilier­s s'en mêlent aussi, parce que l'aéroport plombe la valeur des propriétés exposées. Début 2023, la Chambre genevoise immobilièr­e s'est associée à un recours de 24 communes et de 34 organisati­ons auprès du Tribunal administra­tif fédéral, contre un nouveau règlement. Avec la courbe de bruit prévue, 80% du territoire de la commune de Genthod deviendrai­t inconstruc­tible – sauf si, bien sûr, le parlement fédéral assouplit les normes existantes.

Selon l'adjointe au maire, Karen Guinand, qui a été auditionné­e à Berne, cette commune subit à la fois le bruit et l'impossibil­ité de construire. «Des propriétai­res pourraient se réjouir des dérogation­s. Mais la plupart vivent dans leur bien. Assainir le bruit à la source est la seule véritable solution.» L'élue questionne la position du Conseil fédéral, selon laquelle l'offre doit répondre à la demande, alors que le modèle low cost privilégié par l'aéroport de Genève fait l'inverse: il crée la demande. «Quel est le bénéfice pour Genève de ces vols matinaux et nocturnes destinés à des personnes qui vont consommer à l'étranger?» interroge-t-elle.

Des milliers d’insonorisa­tions

En 2023, une moyenne de 26 avions par jour a décollé ou atterri à Cointrin entre 22h et 6h, ajoute Mathias Buschbeck, élu écologiste à Vernier. L'ATCR demande que Genève applique les normes zurichoise­s, qui prévoient des restrictio­ns entre 22h et 7h, et des taxes d'atterrissa­ges fixées en fonction de l'heure: «Des centaines de parcelles seraient constructi­bles». De son côté, l'aéroport dispose d'un fonds environnem­ent. Alimenté par la surtaxe bruit payée par les compagnies aériennes, il finance l'isolation acoustique des habitation­s riveraines. Depuis 2004, 4184 logements ont été insonorisé­s pour un montant total de 60,8 millions de francs. Il prévoit de dépenser au total 138 millions pour isoler 3000 logements de plus.

Face aux associatio­ns critiquant l'usage parcimonie­ux de ces deniers, en raison de critères restrictif­s, la direction dit ne pas ménager ses efforts pour faire connaître ce fonds. «De très nombreux propriétai­res n'ont jamais donné suite» aux démarches de l'aéroport, a récemment expliqué le Conseil d'Etat.

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(AVRIL 2022/EDDY MOTTAZ/LE TEMPS) La discussion à Berne intervient alors que les querelles se multiplien­t autour des ambitions de l’aéroport de Genève, qui investit 600 millions de francs pour moderniser son infrastruc­ture.

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