Le bruit bernois et la fureur genevoise
Lundi, les élus fédéraux se pencheront sur une révision de la loi sur la protection de l’environnement, qui modifie les règles de construction à proximité des sites bruyants, dont l’aéroport de Genève. Cela alors que le mécontentement des riverains croît
A Berne, les Chambres examinent un projet du Conseil fédéral, qui se conçoit comme un troc. Il révise la loi sur la protection de l’environnement pour répondre, à sa façon, à la crise du logement qui s’intensifie en Suisse. Empoigner ce problème est louable. Le faire en assouplissant les normes antibruit afin de densifier à proximité des aéroports et des routes est douteux, et surtout nocif pour la santé des futurs habitants. En l’état, les valeurs limites ne resteront strictes que là où elles sont le moins nécessaires, près des champs et des vignes.
Le texte qui sera voté lundi introduit toute une série de petites «exceptions généralisées», comme le résume le Conseil d’Etat genevois, en priant les élus cantonaux sous la Coupole de s’y opposer. Ces exceptions auront pour effet d’«enfermer» les gens chez eux: fenêtres closes, balcons impraticables. Par la grâce des dérogations, une salle de bains bien isolée et une chambre à coucher exposée aux vrombissements des aéronefs suffiraient à remplir les conditions. Les «pauvres» qui s’installeront dans de tels appartements n’auront qu’à dormir dans leur baignoire, ironisent les associations de riverains et la gauche.
On ne saurait leur donner tort. A Genève, la droite se plaint régulièrement du nombre insuffisant de PPE dans les projets de développement urbain. Or il est improbable qu’un promoteur se hasarde à vendre des appartements dans de telles zones. D’ailleurs, les milieux immobiliers se sont joints à la lutte qui se joue dans le canton autour du développement de son infrastructure aéroportuaire, qui n’est donc pas l’apanage d’écologistes souhaitant faire pousser des cardons sur le tarmac, comme cela a été caricaturé.
L’importance de l’aéroport pour l’économie et la Genève internationale est admise. On peut par contre questionner les horaires. Pour un week-end shopping à Londres ou festif à Barcelone, les compagnies volent tôt le matin et tard le soir afin de maximiser l’usage de leurs appareils, moments où l’impact sur la santé est le plus important. L’enjeu est là.
De fait, l’épidémiologiste Apolline Saucy note que les décibels influent sur la mortalité. En passant au crible 25 000 décès par accident cardiovasculaire survenus en quinze ans à proximité de l’aéroport de Zurich, elle a constaté une hausse des issues fatales les nuits les plus bruyantes. Le Conseil fédéral avait reconnu ce risque en 2018 et ambitionnait de le limiter. Il a malheureusement changé d’avis.
Ces exceptions auront pour effet d’«enfermer» les gens chez eux
A Berne, se joue un match entre deux buts apparemment antagoniques. Il oppose la construction de logements, alors que la pénurie s'intensifie en Suisse, à la santé des habitants vivant à proximité des aéroports et des routes. Genève et Zurich sont les premiers concernés. Et c'est lundi que le Conseil national se prononcera sur les dérogations aux normes contre le bruit, proposées par le Conseil fédéral et approuvées à la Chambre des cantons, au motif que les conflits liés aux nuisances sonores bloquent les projets immobiliers.
Le Conseil d'Etat genevois n'est pas de cet avis et a pris sa plume pour convaincre la députation cantonale, surtout ses élus de droite, de refuser ces modifications de la loi fédérale sur la protection de l'environnement. Il regrette ainsi que l'on renonce à limiter le bruit «à sa source», c'est-à-dire à l'aéroport. En l'état, le texte ne prévoit pas de valeur limite pour le trafic aérien tôt le matin, et n'oblige pas les aéroports à prélever des taxes d'atterrissage et de décollage liées au bruit.
Pour «ceux qui n’ont pas le choix»
Les constructions pourront être autorisées même lorsque les valeurs limites de l'ordonnance sur la protection contre le bruit sont dépassées. En contrepartie, une meilleure ventilation des habitations est suggérée. Autrement dit, on remplace la «fenêtre ouverte» par une disposition qui vise à «enfermer les habitants chez eux», déplore le gouvernement. Seules la moitié des fenêtres devront respecter les normes. La chambre à coucher pourrait être exposée au bruit la nuit tandis que le salon en serait protégé. Le Conseil d'Etat recourt à l'oxymore pour regretter cette série «d'exceptions généralisées».
Défendant le paquet d'ensemble, Simone de Montmollin (PLR/GE) précise que son intention n'est pas d'assouplir les règles de manière généralisée, mais de «donner un cadre clair et transparent aux dérogations que le Conseil fédéral pourrait accorder». Soutenue par le PLR et l'UDC, la conseillère nationale demande que l'urbanisation puisse avoir lieu en cas d'«intérêt accru» à bâtir et tant qu'une «protection minimale» contre le bruit est garantie. Taclé en tant que lobbyiste pour Construction Suisse, son collègue Christian Wasserfallen (PLR/BE), a répliqué en plénière: «Voulez-vous des logements à bas prix ou non? La population augmente et la pénurie de logement s'aggrave, non? Il faut agir.»
La solution retenue fait bondir Jean-François Bouvier, membre du PLR et vice-président de la Carpe, association qui milite pour un aéroport respectueux de l'environnement: «On crée des aquariums insonorisés où n'iront vivre que ceux qui n'ont pas le choix.» De fait, pour Delphine Klopfenstein-Broggini (V/ GE), «les normes antibruit ne s'appliqueraient plus justement où il y a le plus de bruit.» On fait de l'aéroport une zone dérogatoire à proximité de laquelle «seuls les pauvres iront résider», complète Mathias Buschbeck, président de l'Association transfrontalière des communes riveraines de l'aéroport de Genève (ATCR), qui représente 29 communes et 80 000 habitants.
Cette discussion à Berne intervient alors que les querelles se multiplient autour des ambitions de l'aéroport de Genève, qui investit 600 millions de francs pour moderniser son infrastructure, après s'être déjà endetté en finançant des travaux ces dernières années. A la suite d'un vote populaire favorable à un «pilotage démocratique» de l'aéroport, l'établissement public autonome doit signer sa convention d'objectif avec l'Etat de Genève. De plus, il négocie les redevances avec les compagnies aériennes.
Propriétaires lésés
D'après la Carpe, près de 25 000 habitants ainsi que 13 écoles primaires et un cycle d'orientation sont soumis à un bruit dangereux de 6h du matin à minuit. Ce qui comporte des conséquences sur la santé. Le bruit nocturne accroît le risque de diabète, d'accident cardiovasculaire, de stress ou de troubles du sommeil.
Les milieux immobiliers s'en mêlent aussi, parce que l'aéroport plombe la valeur des propriétés exposées. Début 2023, la Chambre genevoise immobilière s'est associée à un recours de 24 communes et de 34 organisations auprès du Tribunal administratif fédéral, contre un nouveau règlement. Avec la courbe de bruit prévue, 80% du territoire de la commune de Genthod deviendrait inconstructible – sauf si, bien sûr, le parlement fédéral assouplit les normes existantes.
Selon l'adjointe au maire, Karen Guinand, qui a été auditionnée à Berne, cette commune subit à la fois le bruit et l'impossibilité de construire. «Des propriétaires pourraient se réjouir des dérogations. Mais la plupart vivent dans leur bien. Assainir le bruit à la source est la seule véritable solution.» L'élue questionne la position du Conseil fédéral, selon laquelle l'offre doit répondre à la demande, alors que le modèle low cost privilégié par l'aéroport de Genève fait l'inverse: il crée la demande. «Quel est le bénéfice pour Genève de ces vols matinaux et nocturnes destinés à des personnes qui vont consommer à l'étranger?» interroge-t-elle.
Des milliers d’insonorisations
En 2023, une moyenne de 26 avions par jour a décollé ou atterri à Cointrin entre 22h et 6h, ajoute Mathias Buschbeck, élu écologiste à Vernier. L'ATCR demande que Genève applique les normes zurichoises, qui prévoient des restrictions entre 22h et 7h, et des taxes d'atterrissages fixées en fonction de l'heure: «Des centaines de parcelles seraient constructibles». De son côté, l'aéroport dispose d'un fonds environnement. Alimenté par la surtaxe bruit payée par les compagnies aériennes, il finance l'isolation acoustique des habitations riveraines. Depuis 2004, 4184 logements ont été insonorisés pour un montant total de 60,8 millions de francs. Il prévoit de dépenser au total 138 millions pour isoler 3000 logements de plus.
Face aux associations critiquant l'usage parcimonieux de ces deniers, en raison de critères restrictifs, la direction dit ne pas ménager ses efforts pour faire connaître ce fonds. «De très nombreux propriétaires n'ont jamais donné suite» aux démarches de l'aéroport, a récemment expliqué le Conseil d'Etat.
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