Le Temps

Au comptoir du crime français

Pastis et cigarettes mentholées, Patricia Touranchea­u, la plus grande fait-diversière du journalism­e hexagonal quitte un temps ses bars à voyous pour le Salon du livre de Genève. Rencontre

- PAUL ACKERMANN, PARIS @paulac

Les bars, c’est son milieu naturel. On rencontre Patricia Touranchea­u à deux pas de chez elle, au Bolivar, un café en plein centre du populaire XIXe arrondisse­ment de Paris. C’est son «QG» du moment. «Patoche» a toujours eu un QG. Comme les flics et les bandits qu’elle fréquente depuis bientôt quarante ans. «J’aime les vieux bistrots, j’y suis à l’aise», explique cette bondissant­e journalist­e toujours vêtue d’une minijupe et d’un blouson en cuir («j’en ai une dizaine, dont un bleu»).

Ces jours-ci, Patricia Touranchea­u sort Kim et les papys braqueurs (Editions du Seuil). Ce document, qu’elle présente au Salon du livre de Genève, raconte l’improbable braquage de Kim Kardashian à Paris pendant une Fashion Week de 2016. Mais c’est surtout sur les auteurs des faits qu’elle se penche. Ces pieds nickelés de 60 à 72 ans l’intéressen­t plus que l’influenceu­se.

Car Patricia Touranchea­u ressemble à ces braqueurs et à ces flics qu’elle croise dans les «rades à voyous». «On est bien ensemble. Moi aussi, j’ai le sens de la chasse. Je cherche mes petits éléments d’enquête comme les flics pistent des indices et les braqueurs surveillen­t leurs victimes. Chacun son tuyau en or.» Ce n’est donc pas un hasard si elle est la meilleure pour faire émerger les récits de ces milieux.

Journal de coeur

La route fut tortueuse pour en arriver là. Les parents de la petite Patricia, née en 1959 dans le bocage vendéen, géraient une entreprise de transport, six ou sept cars utilisés dans les ramassages scolaires ou d’ouvriers. Mais quand son père meurt d’un cancer alors qu’elle n’a que 13 ans, sa mère se retrouve seule avec «une entreprise d’hommes» sur les bras. «Elle est débordée et je vais la seconder, se souvient la journalist­e. Aînée de trois filles, je l’aide le soir. Quand elle conduit les écoliers, moi je m’occupe du téléphone et des petites soeurs.»

Puis ce sera l’internat et les études de sociologie à Nantes. Là-bas, son bar, son «QG», c’était La Provence, dans le quartier de la place Royale et de la rédaction de Ouest France. Patricia Touranchea­u y bâtit son côté rock’n’roll. «C’était un bar par lequel transitaie­nt tous les groupes nantais. Il y avait pas mal de marginaux mais aussi tous les gens de la mairie.» Un soir du printemps 84, elle y discute autour d’un muscadet avec Paul Burel, «une espèce de loup de mer de Ouest France». Elle ne sait pas ce qu’elle veut faire de sa vie, elle ne se voit pas continuer son petit job de surveillan­te scolaire. Elle ne se voit pas non plus dans un bureau à faire de la sociologie. «Il y a un métier qui t’irait comme un gant», lui répond le rubriquard. «C’est journalist­e! Les principale­s qualités requises, c’est la curiosité et l’empathie, continue-t-il. Je te vois dans ce bar, tu fréquentes absolument tout le monde, que ce soit les marginaux, les groupes rock ou les élus».

Musée des horreurs

C’est la révélation. Patricia Touranchea­u part étudier le journalism­e à Bordeaux, enchaîne sur de premiers stages à Libération, son journal de coeur. Puis ce sera le lancement de Lyon Libération, édition locale du quotidien. Elle y tisse ses premiers liens avec le fameux milieu lyonnais et la police. Puis, elle intègre à Paris la prestigieu­se rubrique Faits divers du journal de la gauche française. C’est là qu’elle couvrira les plus infâmes affaires criminelle­s du tournant du siècle, de Guy Georges, le «tueur de l’Est parisien», au procès du gang des postiches, en passant par l’arrestatio­n du terroriste Carlos.

Mais avant ces grands coups, il a fallu se faire une place. Au lendemain de sa prise de poste à Paris, en guise de bienvenue, Frédéric Péchenard profite d’un dimanche «sans macchabée» pour lui faire visiter le 36 quai des Orfèvres et son musée des horreurs secret. Alors numéro 3 de la brigade criminelle au «36», le futur patron de la police nationale sous Nicolas Sarkozy se muera en contact précieux. «A partir de là, je me retrouve dans les dîners avec le préfet se rappelle-t-elle. Pendant quelques années, je serai la seule nana. Il a fallu s’imposer, auprès des flics, auprès des confrères, tous des baroudeurs qui avaient 10 ou 15 ans de plus que moi. Ils se disaient: «c’est qui celle-là avec sa capeline rouge et sa minijupe en cuir?», raconte-t-elle de sa voix craquelant­e qui s’explique peutêtre par les cigarettes au menthol qu’elle enchaîne (elle a fait une «razzia» à 7000 euros dans les tabacs parisiens quand elle a appris qu’elles allaient être interdites).

A cette époque, Patricia Touranchea­u dénote donc mais décide d’assumer et de foncer. C’est là qu’elle se met à boire du pastis, boisson préférée de la BRB (Brigade de répression du banditisme), milieu particuliè­rement difficile à pénétrer. Petit à petit, ils commencent à l’inviter à leurs pots d’équipe. Et au fur et mesure des faits divers, elle commence à aller voir en face, du côté des bandits.

Finalement, Patricia Touranchea­u a quitté Libération en 2015, puis coréalisé les documentai­res Grégory et Les Femmes et l’assassin pour Netflix. Elle s’impose définitive­ment en patronne du grand comptoir des affaires criminelle­s françaises. A tel point que l’on commence à retrouver des références à son personnage dans des oeuvres de fiction. Comme dans le multi-césarisé La Nuit du 12 de Dominik Moll. Le film s’ouvre en effet sur le pot de départ du patron de la police judiciaire de Grenoble, un certain Touranchea­u, «Breton qui n’a jamais bu que du pastis».

«Je cherche mes petits éléments d’enquête comme les flics pistent des indices»

PATRICIA TOURANCHEA­U

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(PARIS, 1ER MARS 2024/MARIE ROUGE POUR LE TEMPS) Patricia Touranchea­u: «J’aime les vieux bistrots, j’y suis à l’aise.»

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