Le Temps

Bun Hay Mean, l’humoriste qui a appris à vivre avec le temps

Le personnage le plus fascinant de la scène française du stand-up maîtrise aussi bien la vanne fatale que la réflexion sur le tragique de l’existence. Rencontre avant ses deux dates suisses

- PHILIPPE CHASSEPOT

Bun Hay Mean fait partie de ces rares personnes drôles à temps plein, aussi bien sur scène que dans la vie quotidienn­e. Avec la vanne qui transpire à chaque réflexion, et le sens de la formule presque malgré lui. Il s’était lui-même surnommé «le Chinois marrant» à ses débuts, mais c’est un leurre. Il a vécu tellement de hauts et de bas, capté tellement d’humanité au fil de sa trajectoir­e hors normes que ses spectacles vont bien au-delà des barres de rires qu’il provoque par vagues et ressac. Il y a ses grimaces, ses cheveux fous et son énergie renouvelab­le, certes, mais il n’est pas là uniquement pour la grande bouffonner­ie.

Son public le sait, désormais, parce que c’est déjà le troisième seul-en-scène qu’il défend. Il sera donc encore une fois question dans Tous Ego de rire de tout, mais aussi du tragique de l’existence, du courage qu’il faut parfois pour continuer de vivre, et des miracles qu’on peut réaliser autour de soi en se montrant capable de changer son monde intérieur. Lui s’en amuse ainsi: «Mon projet, c’est que dans dix ans, les gens se disent: «Eh, mais en fait, tout ce qu’il disait, c’était pas des blagues! On croyait que c’était des vannes parce qu’il avait des grands cheveux et qu’il était déguisé en clown, mais il nous a tous niqués!» Après, c’est à chacun de voir ce qu’il a envie de voir: la profondeur, ou juste la surface. Je suis comme l’océan, en fait: on voit ce que l’on veut, on est dedans comme on le peut, et parfois, on ne sait pas si c’est trop chaud ou trop froid.»

Donner du pardon

Nous voilà tous prévenus avant d’aller le voir à Saint-Maurice cette fin de semaine ou en mai à Genève. Ceux qui le suivent depuis sa première apparition à Montreux en 2015 connaissen­t son histoire torturée, qu’il avait bien documentée lorsque nous l’avions rencontré pour la première fois en 2018: une grande famille de réfugiés, même si lui est né près de Bordeaux, un diplôme d’ingénieur mais l’appel des planches plus fort qu’un job bien tranquille, des scènes parisienne­s plus ou moins nobles pour se faire connaître, des nuits passées nulle part ou même dans la rue, les bons alimentair­es, parfois, pour s’en sortir. L’impression tenace d’être transparen­t, puis l’amour du public qui grandit, et qui devient sa drogue au quotidien.

Mais jamais d’aigreur, de rage, ou de sentiment d’injustice. Les années passent, son succès enfle, et son aptitude à l’empathie avec: «J’avais déjà beaucoup d’empathie avant, mais plus je traverse le monde et ses histoires, plus mon amour et mon humour sur ce monde devient aiguisé, profond et inconditio­nnel. Plus je rencontre des gens, et plus mon amour pour le genre humain grandit. Il faut donner du pardon aux gens, c’est ça, l’amour universel. C’est un mot incroyable, pardon: tu donnes et tu pars. Et tu n’attends rien en retour», décrit-il.

C’est parfois compliqué à appliquer. Bun Hay Mean a explosé à la fin de l’année 2022, pour un verdict sans appel: burn-out, les batteries totalement à plat. «J’ai juste vécu ce que plein de gens vivent: le système te rattrape, tout le temps, malgré l’amour et la volonté. Le système te demande de payer des impôts, ton loyer, et on passe tous par des phases où on se dit: «Putain, c’est chaud, je vais pas pouvoir le faire là…» J’ai résisté aussi longtemps que possible, jusqu’à ce que je lâche. Avec en plus, pour un personnage public aussi facilement identifiab­le, une image de gars qui a toujours l’air au top. Un rôle plus épuisant qu’il en a l’air. «A chaque fois que je sors de chez moi, j’appartiens aux gens. Ils attendent de moi que je sois prêt à écouter leurs problèmes, à les faire rire tout le temps. Que je sois accessible comme je le suis sur leur écran. C’était ça, aussi, le burn-out», détaille-t-il. Il a depuis pris le parti de s’organiser d’une drôle de façon: six heures de vie, deux heures de sommeil, puis il vit à nouveau six heures avant de couper deux heures, et ainsi de suite tous les jours. «Ce qui fait que certains me croient ingérable, mais ce rythme m’a permis de gérer ma fatigue physique», sourit-il. Avec des plages bloquées pour le taï-chi, pour les étirements, le sommeil réparateur, et aussi rester accessible le reste du temps. «Je suis content que vous m’interviewi­ez pour Le Temps, ça me rappelle un mec au Sénégal qui était venu me dire: «Dieu a créé le temps, et l’homme blanc a inventé la montre.» J’ai fini par accepter de vivre avec le temps, pour mieux gérer les prisons des horaires.»

Personne et tout le monde

Tous Ego, annonce-t-il donc, où il est question de d’abord changer son état intérieur avant de s’attaquer à celui de la planète. Bun Hay Mean a mis le temps, mais il a fini par comprendre qu’il fallait d’abord être heureux pour pouvoir aider ceux qu’on aime: «Je l’ai appris par de rudes épreuves, oui. Rendre heureux mon entourage, ça passe d’abord par moi, mon bonheur, mon corps.» Son corps, justement. Il en a parlé en tout début d’année dans le podcast Fenêtre sur corps, du journal L’Equipe, pour une confession d’une violence émotionnel­le inouïe, lui qui a souffert de psoriasis pendant plus de dix ans. «Une pelade de ouf», selon ses mots, qui prenait source dans ses peurs: celles de l’abandon, de repartir à la rue, de ne plus être aimé.

Il a réglé tout ça avec un psy et cherche aujourd’hui à produire de jeunes talents. Parmi eux, le trentenair­e genevois Alexandre Kominek: «Je l’ai hébergé trois mois, il a beaucoup partagé avec moi et je le considère comme un de mes fils spirituels. C’est le futur Bun Hay Mean», dit-il. Curieuseme­nt, on le voit assez peu au cinéma en dépit d’une présence aussi puissante à l’écran que sur scène. Il assure que c’est juste par choix, qu’il est gêné par le manque de maîtrise sur le produit fini et qu’il est aussi question de confiance, ou pas, dans le réalisateu­r – on peut le voir ces jours dans Les Chèvres!, de Fred Cavayé. Et l’argent facile du ciné qui lui tend les bras, avec en plus un quotidien plus calme que la scène? Pas trop tentant? Un sourire, puis un aveu: «Elle est là chaque seconde, la tentation! Parce que je suis exactement pareil que vous tous. Je ne suis pas exceptionn­el, je suis personne et c’est pour ça que je peux être tout le monde…»

«Bun Hay Mean – Tous Ego», Théâtre du Martolet, Saint-Maurice, vendredi 8 mars à 20h30; Salle Centrale de la Madeleine, Genève samedi 25 mai à 20h30.

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