Le Temps

L’anthropocè­ne en tant qu’époque géologique a été invalidé

Une instance des sciences stratigrap­hiques a voté contre le choix controvers­é d’un groupe de géologues – présenté après des années de travail – d’inscrire l’anthropocè­ne comme époque dans l’échelle des temps géologique­s avec un début dans les années 1950

- AURÉLIE COULON @AurelieCou­lon

Nous sommes dans l’holocène – époque géologique de l’ère quaternair­e, qui a officielle­ment commencé il y a 11 700 ans – et nous y resterons, pour l’instant. C’est ce qu’a décidé à une majorité la vingtaine de géologues de la Sous-Commission sur la stratigrap­hie du quaternair­e (SQS), instance décisionne­lle de la Commission internatio­nale de stratigrap­hie (ICS). La stratigrap­hie est la science qui étudie la succession des couches géologique en tant que strates, en définissan­t leur début et leur fin dans le temps.

Sommes-nous entrés dans une nouvelle époque de l’anthropocè­ne, et si oui, quelle strate et quel(s) marqueur(s) dans la roche peuvent en identifier le début? Un groupe de travail – l’AWG pour Anthropoce­ne Working Group, créé en 2009 – planchait sur ces questions depuis plus d’une décennie. Ils avaient choisi en 2016 de lui donner une réalité géologique avec un commenceme­nt au milieu du XXe siècle lors de la «Grande Accélérati­on», période marquée par l’augmentati­on des dépôts radioactif­s des essais nucléaires (notamment le plutonium), des résidus de la combustion des matières fossiles et des microplast­iques. Et un étalon: le lac Crawford au Canada et ses 10 centimètre­s de sédiments qui ont enregistré tous ces changement­s. Pour être définitive­ment acceptée, leur propositio­n devait être validée successive­ment par la SQS puis l’ICS.

Une propositio­n controvers­ée

Mais le dossier ne sera pas allé très loin. Il a été balayé par le premier vote de la SQS, dont les résultats ont été révélés mardi par le New York Times, avant que les principaux concernés ne soient au courant. Selon ces informatio­ns, vérifiées par Le Temps, les membres votant de la SQS ont rejeté à 12 voix sur 18 (4 étant en faveur et 2 se sont abstenus) la propositio­n des géologues de l’AWG.

Les opposants ne remettent pas en cause l’ampleur de l’impact des activités humaines sur la planète, notamment le changement climatique, mais il n’y a pas assez de recul selon eux pour définir l’anthropocè­ne comme une nouvelle époque géologique. «L’AWG a fait un travail de recherche excellent mais leur propositio­n n’est pas compatible avec la géologie dont l’échelle de temps ne se compte pas en décennie mais en millier, voire million d’années, commente le spécialist­e du quaternair­e Philip Gibbard qui a participé au vote. Ce géologue avait lui-même participé à la création de l’AWG en 2009, mais il a quitté le groupe l’année passée.

En 2022, un collectif de géologues, dont fait partie Philip Gibbard, a publié une propositio­n alternativ­e, soutenue par de nombreux pairs: l’anthropocè­ne serait plutôt un événement, une transition, au même titre que l’accumulati­on dans l’atmosphère de l’oxygène produit par la photosynth­èse des plantes, ou l’action combinée de la chute d’une météorite et du volcanisme qui ont précipité la disparitio­n des dinosaures et marquent la transition entre deux époques, le crétacé et le tertiaire. «Tous ceux qui ont voté contre sont d’accord avec moi. Fixer cette date exclurait tout ce qui s’est passé avant, comme si l’humain n’avait pas déjà modifié notre environnem­ent depuis 40 000 ans.»

Un vote critiqué

Dans un e-mail envoyé au Temps, Colin Waters, professeur honoraire de l’Université de Leicester et président de l’AWG, affirme malgré le vote que son groupe de travail maintient sa propositio­n pour l’anthropocè­ne, avec une date fixe de début et un clou d’or au lac Crawford. «En tant que groupe de chercheurs éminents dans notre domaine d’expertise, nous souhaitons continuer, de manière informelle si nécessaire, à défendre l’idée que les preuves de l’existence de l’anthropocè­ne en tant qu’époque devraient être formalisée­s, car elles sont cohérentes avec les données scientifiq­ues présentées dans la soumission», écrit-il.

Deux représenta­nts de la SQS, le vice-président Martin Head, professeur et stratigrap­he à l’Université de Brock au Canada (il a participé aux recherches sur le lac Crawford) et le président lui-même Jan Zalasiewic­z, paléobiolo­giste et professeur émérite de l’Université de Leicester en Angleterre (il était membre de l’AWG avant de présider la SQS) ont fait recours contre ce vote.

Jan Zalasiewic­z a envoyé, au lendemain des révélation­s du New York Times, une lettre formelle – que le Temps a pu consulter – remettant en cause la procédure et les circonstan­ces de ce vote qu’il juge «être ouvert à la contestati­on sur la base d’une grave violation du règlement de l’ICS et doit ainsi être considéré comme nul et non avenu». Le dossier – devenu aussi politique que scientifiq­ue – est entre les mains de l’ICS et de l’Union internatio­nale des sciences géologique­s, société savante phare des géologues.

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