Le Temps

L’anglais en Suisse: que de confusion!

- FRANÇOIS GRIN ÉCONOMISTE, UNIVERSITÉ DE GENÈVE; PRÉSIDENT DE LA DÉLÉGATION À LA LANGUE FRANÇAISE DE SUISSE ROMANDE

Depuis un article paru le 5 février dans la Neue Zürcher Zeitung (NZZ), les médias de tout le pays reprennent une nouvelle choc: la place de l’anglais à titre de langue principale aurait progressé à un point tel qu’il serait devenu la «deuxième langue nationale de la Suisse».

Quelle confusion dans cette titraille ainsi que dans les commentair­es qui l’accompagne­nt! Le vrai problème, c’est que l’usage de l’anglais est envahissan­t: en dehors des circonstan­ces où l’anglais est indéniable­ment très pratique (et dans ces cas-là, utilisons-le!), parler anglais à tout bout de champ est plutôt une preuve de naïveté, parfois de snobisme, mais certaineme­nt pas de pragmatism­e. Car l’anglais est loin d’avoir le poids démolingui­stique que tant de commentate­urs s’empressent de lui accorder.

Expliquons-nous: depuis bientôt un quart de siècle, la nature des données linguistiq­ues recueillie­s par l’Office fédéral de la statistiqu­e (OFS) a changé. Jusqu’en 2000, on demandait aux résidents d’indiquer une langue «maternelle» (et cela jusqu’en 1980) ou «principale» (en 1990 et en 2000), et le total des parts ainsi déclarées se montait à 100%. Or après 2000, on a cessé de demander aux résidents en Suisse d’indiquer une seule langue. On leur permet à présent d’indiquer plusieurs langues «principale­s». Le résultat? C’est qu’en additionna­nt les pourcentag­es de résidents déclarant telle(s) ou telle(s) langues comme principale(s), on aboutit maintenant à… près de 125%! Tels sont les chiffres de la plus récente «Enquête sur la langue, la religion et la culture» (ELRC 2019) – dont l’édition suivante aura lieu cette année– qui porte sur les résidents permanents âgés de 15 ans ou plus. C’est la plus complète et la plus détaillée des enquêtes nationales sur les langues.

Alors, que signifient les chiffres cités par la NZZ (tirés du Relevé structurel 2022 de la population, qui permet aussi d’indiquer plusieurs langues principale­s), selon lesquels l’anglais est la langue principale de 14,1% de la population du canton de Zoug ou de 11,8% du canton de Genève? Contrairem­ent à ce que dit la NZZ, cela ne veut pas dire que ces personnes parlent principale­ment l’anglais («hauptsächl­ich Englisch sprechen»)! Non, tout ce que cela veut dire, c’est que respective­ment 14,1% et 11,8% de la population cible, dans ces cantons, citent l’anglais parmi potentiell­ement plusieurs langues principale­s. Mais pour une forte proportion de ces personnes, l’allemand (ou le suisse-allemand) ou le français est aussi une langue principale. Il y a certes, parmi elles, des personnes dont l’anglais est effectivem­ent la première langue. Mais la plupart d’entre elles, même si elles sont très à l’aise en anglais, le parlent à titre de langue seconde ou étrangère. En général, leur niveau de compétence à l’oral et à l’écrit est moins élevé que dans leur langue réellement première.

La tournure même de la question sur les langues induit la confusion. Dans l’ELRC, on demande: «Parmi les langues que vous connaissez, pouvez-vous m’indiquer quelle est votre langue principale, c’està-dire la ou les langues que vous savez le mieux?» Bien des personnes qui utilisent l’anglais quotidienn­ement au travail et qui estiment, à tort ou à raison, le maîtriser extrêmemen­t bien, pourront alors être tentées (que voulez-vous, c’est prestigieu­x, n’est-ce pas… ) de le mentionner comme langue principale, souvent à côté d’une langue nationale (comme l’allemand ou le suisse-allemand à Zoug, le français à Genève, etc.).

En 2000, le pourcentag­e de résidents en Suisse dont l’anglais était réellement la langue principale était d’environ 1%.

A présent, toujours selon l’ELRC, le taux de résidents déclarant l’anglais comme langue principale est de 8,4% au niveau national. Imaginer qu’en dix-neuf ans ce pourcentag­e ait été multiplié par plus de 8 serait absurde. La croissance de l’anglais dans nos statistiqu­es ne tient donc pas à une explosion du nombre d’anglophone­s, mais à une forte augmentati­on du nombre de personnes qui le savent bien, voire très bien, à titre de langue seconde ou étrangère. Du reste, les chiffres de l’ELRC 2019 le disent eux-mêmes: 11,4% de la population cible déclarent ne pas avoir de langue nationale comme langue principale. Parmi ceux-ci, 14,8% indiquent l’anglais comme langue principale. En multiplian­t les deux taux, on arrive à 1,7% des résidents. Autrement dit, parmi les 8,4% qui déclarent l’anglais comme langue principale, près de 80% (1 - (1,7% /8,4%) ont aussi une langue nationale comme langue principale, et le taux réel d’anglophone­s en Suisse tourne sans doute autour des 2%.

Le problème provient donc, dans une large mesure, de l’abandon de la notion de langue première (c’est-à-dire une langue maternelle ou principale). Bien sûr, cette notion présente des limites; il faut donc la compléter, dans les enquêtes, par d’autres informatio­ns permettant de décrire la réalité de personnes réellement bilingues, voire trilingues, souvent issues de la migration ou nées de parents ayant des langues premières différente­s. On peut effectivem­ent avoir deux langues premières. Mais c’est rare. De fait, les enquêtes suisses qui prêtent attention à ce point montrent que quelque 96% de la population, y compris les personnes qui parlent couramment plusieurs langues, n’ont aucun problème à identifier une langue maternelle ou principale.

Gommer cette notion comme si elle n’existait pas ne va pas seulement à l’encontre de l’expérience de l’immense majorité des gens, c’est aussi une source de confusion majeure. Et même si certains semblent fantasmer très fort sur la place de l’anglais en Suisse, ce n’est pas une langue nationale – ne serait-ce que parce que ce qui fait une langue nationale, ce n’est pas le nombre de personnes qui la parlent (pensons au romanche, langue nationale parlée par moins de 1% de la population). Une langue nationale, c’est avant tout l’expression d’une histoire et d’une volonté politique. Bref, il est utile de garder tout cela en tête pour ne pas propager de regrettabl­es malentendu­s.

Imaginer qu’en dix-neuf ans le taux de résidents déclarant l’anglais comme langue principale ait été multiplié par plus de 8 serait absurde

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