Le Temps

Le cyclisme est-il devenu un sport de riches?

La crise de croissance financière et technologi­que qui secoue la discipline pèse sur le bas de l’échelle. Ce n’est plus le sport populaire d’autrefois et certains jeunes talents n’ont plus les moyens de prendre la roue. Swiss Cycling cherche des solutions

- PIERRE CARREY X @ PierreCarr­ey_ Demain, dernier épisode de notre série: interview croisée d’un ex-champion de Suisse et d’un ex-champion de France sur l’évolution de leur sport

Le cyclisme est-il un sport de riches? «Oui, mais pratiqué par des pauvres», avait coutume de dire Raymond Poulidor, un fils de métayer devenu le perdant le plus célèbre du Tour de France. «Un sport onéreux», acquiesce Laurent Dufaux, ancien spécialist­e des grands tours, fils d’un artisan du bâtiment. «Ce n’est pas seulement une histoire d’argent, poursuit l’ancien vainqueur du Tour de Romandie et actuel directeur sportif d’Elite Fondations, un réservoir de jeunes talents. Si on veut vraiment progresser, il faut la passion et la volonté.» Dufaux concède: «Les familles sont le premier sponsor. Beaucoup de parents se sacrifient pour voir leurs enfants pédaler.»

La crise de croissance financière et technologi­que qui secoue le cyclisme depuis dix ans, accélérée autour de 2020, pèse sur le bas de l’échelle. Ce n’est plus le sport populaire d’autrefois, à observer ses différente­s strates, les pratiquant­s de loisir ou de compétitio­n, les spectateur­s, les mécènes… Mais ce n’est pas encore le «nouveau golf», selon une expression en vogue, malgré l’inflation des prix des machines, l’irruption d’amateurs fortunés; malgré aussi le travail du team Tudor, l’équipe suisse de deuxième division qui – anomalie dans le peloton – a pour parrains des marques de luxe, des montres, les vêtements Boss, les voitures Mercedes… Dans cet entre-deux-monde, pas assez pauvre mais devenu très ou trop cher, ce sont les jeunes coureurs, les futurs champions, qui arrivent aux limites financière­s, certains au bord d’arrêter leur carrière avant de l’avoir commencée.

Difficulté­s économique­s des familles

Le Vélo-Club Excelsior Martigny a fait le calcul. Un coureur de premier plan doit payer 15000 à 20000 francs annuels pour satisfaire aux exigences de la compétitio­n. Déplacemen­ts et hébergemen­ts, soins paramédica­ux, abonnement à une salle de fitness, collaborat­ion avec un entraîneur… Sans parler du matériel de plus en plus onéreux à entretenir (chaîne, pneus, freins à disque) et à acheter. En l’absence de données publiques sur cette embardée financière, le magazine français Le Cycle a retracé les évolutions grâce à des catalogues commerciau­x. Ainsi, un vélo haut de gamme comme le Trek Madone SL9 a bondi de 5199 euros en 2003 à 15699 euros en 2023. Ce qui correspond­ait à 3,7 fois le salaire médian dans l’Hexagone il y a 20 ans, désormais à 7,5 fois.

En Suisse, le pouvoir d’achat supérieur atténue en partie les conséquenc­es de l’inflation, mais tous les acteurs sportifs s’accordent à dire que le coût du matériel a flambé dans le pays aussi. «C’est compliqué de devenir un grand, appuie Roger Beuchat, l’ancien profession­nel, qui a monté une académie à son nom dans le Jura, regroupant 42 cyclistes de 6 à 17 ans. Nous sommes conscients que le vélo peut coûter cher, alors nous prêtons quelques VTT à la demande et nous proposons des partenaria­ts avec des marques.» Des histoires circulent de jeunes pratiquant­s qui auraient été découragés par les coûts. «Mais nous ne sommes pas toujours au courant des difficulté­s économique­s des familles», note Beuchat.

Beaucoup de parents trouvent des solutions, entre les parrains-marraines qui donnent 100 francs et l’entreprise où travaille le père qui devient un petit sponsor…» Mais ce système D ancestral est malmené par les dépenses exponentie­lles.

L’exclusion du cyclisme par l’argent est un phénomène invisible qui ne concerne pas les meilleurs espoirs, pris dès 16 ou 18 ans dans des clubs ou des réserves d’équipes profession­nelles qui subviennen­t à leurs besoins. Mais combien d’autres un peu moins précoces ont abandonné faute de soutiens ou de moyens?

Pas de vélo de contrela-montre avant 19 ans

Swiss Cycling observe cette surenchère autour du matériel et cette fracture économique chez les moins de 19 ans, alors que le nombre de licenciés hommes sur route s’est effondré en dix ans, passant de 595 en 2013 à 395 (dans le même temps, les licences augmentent chez les filles, de 85 à 94). Les entraîneur­s suisses analysent la panoplie de certains jeunes talents: un à deux vélos coûtant entre 8000 et 10000 francs pièce, «alors qu’ils iraient tout aussi vite avec des vélos entre 3000 et 4000 francs», souligne Hans Harnisch, responsabl­e de la relève. Mais encore des camps d’entraîneme­nt aux îles Canaries «deux fois par saison». «Nous essayons de faire comprendre cela aux parents que ce n’est pas nécessaire, mais ce n’est pas facile», glisse Hans Harnisch.

Pour limiter la distorsion de concurrenc­e, Swiss Cycling a par exemple décidé d’interdire les vélos de contre-la-montre – très chers – avant l’âge de 19 ans. Les «chronos» sont donc disputés sur des machines de route traditionn­elle et, après 19 ans, les instances fédérales fournissen­t des vélos spécialisé­s. En France, les machines de «chrono» sont interdites jusqu’à 17 ans seulement, mais la problémati­que d’un fossé creusé par l’argent préoccupe la fédération. «Nous devons à la fois protéger une population qui n’a pas les moyens, rappelle Julien Thollet, manager des équipes de France. Mais nous devons aussi accompagne­r la performanc­e sportive de haut niveau qui, inévitable­ment, implique un certain coût. Ce qu’il faut éviter, c’est la course à l’armement.»

L’entraîneur est conscient que sa mission de service public relève de la gageure. Car, dans ce cyclisme nouvelle vague, les protagonis­tes du Tour de France sont parfois recrutés par les filières profession­nelles dès leurs 16 ou 17 ans, et que, à cet égard, leur palmarès des jeunes années se révèle déterminan­t. Il est fini, le temps d’attendre. Dispendieu­x en Europe, le cyclisme est un sport ruineux dans certaines régions du monde, où le matériel se vend au moins au même prix.

Le coût de l’équipement est l’un des freins les plus puissants à la «mondialisa­tion du cyclisme», vantée par l’Union cycliste internatio­nale, mais en réalité un trompe-l’oeil. Le vélo de compétitio­n s’écroule aux Etats-Unis ou au Royaume-Uni, qui avaient théorisé l’avènement du «new golf». Il est presque inexistant en Chine et dans une large partie de l’Asie. Il régresse en Afrique, après quelques frémisseme­nts encouragea­nts déjà terminés, mais il est vrai que le continent ne compte aucune usine de production et doit importer à grands frais ses machines.

«Ils iraient tout aussi vite avec des vélos entre 3000 et 4000 francs» HANS HARNISCH, RESPONSABL­E DE LA RELÈVE CHEZ SWISS CYCLING

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(23 FÉVRIER 2024/ANOUK FLESCH) Des profession­nels s’apprêtant à participer au Grand Prix de Denain, considéré comme une préparatio­n au Paris-Roubaix.

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