Le Temps

«Le public est devenu très vigilant»

Invité par le Musée d’ethnograph­ie de Genève, le professeur sénégalais Souleymane Bachir Diagne décrypte les enjeux et les difficulté­s de la restitutio­n des objets provenant de la colonisati­on

- PROPOS RECUEILLIS PAR MARC GUÉNIAT

D’Afrique ou d’ailleurs, la restitutio­n des objets d’art est l’épineuse question qui traverse les musées. Ces dernières années, le phénomène s’est accéléré avec des déclaratio­ns politiques de haut niveau, en France ou en Allemagne. Le concept de décolonisa­tion s’impose progressiv­ement, interrogea­nt l’inventaire accumulé par les collection­neurs privés et publics au fil des siècles, de façon légitime ou illégitime, notamment en Occident.

A Genève, le Musée d’ethnograph­ie (MEG) s’est lancé dans une telle introspect­ion, restituant par exemple trois momies à la Bolivie en fin d’année dernière. Hier, l’institutio­n a invité Souleymane Bachir Diagne. Le Sénégalais est professeur de français et de philosophi­e à l’Université Columbia, à New York, et auteur de nombreux ouvrages.

Pourquoi la question de la restitutio­n des objets d’art s’est-elle accélérée ces dernières années? Venant des pays africains, ces demandes sont anciennes. Le Nigeria l’a fait dès son indépendan­ce. A l’époque, cela n’a pas été suivi d’effet. On reconnaiss­ait que ces objets devaient circuler, mais c’était surtout: «Circulez, il n’y a rien à voir.» Cependant, la politique mémorielle s’impose progressiv­ement. Le discours d’Emmanuel Macron à Ouagadougo­u [capitale du Burkina Faso], où il est venu expliquer en 2017 que «le patrimoine africain doit pouvoir être exposé en Afrique», alors que rien ne lui a été demandé, constitue un tournant. L’Allemagne a suivi peu après. Mais surtout, l’opinion publique est devenue très vigilante. Cela ne veut pas pour autant dire que tous les musées étaient inactifs.

Quelle différence existe-t-il entre restituer des avoirs illicites et des objets d’art? Les biens mal acquis sont le fait de dirigeants peu scrupuleux agissant avec la complicité de banques. Les objets d’art ont une valeur en tant que témoins de la période coloniale, une fonction de réparation de cette blessure. Pour prendre l’exemple des bronzes du Bénin [pillés dans l’actuel Nigeria par l’Empire britanniqu­e en 1897], que l’Allemagne a décidé de restituer, il s’agit de prise de guerre. Cette mémoire de la violence est inscrite dans les objets euxmêmes. C’est donc une question de justice.

La restitutio­n suppose un immense inventaire afin d’établir la provenance des objets. Cela concernet-il aussi les collection­s privées? Il est évidemment plus aisé de parler des collection­s publiques. Mais j’aimerais dire que tous ces objets ne résultent pas forcément de l’exercice de la violence. Les colonies étaient aussi un espace d’échange et de transactio­n. L’idée est donc également de lever les suspicions sur les acteurs qui ont acquis légitimeme­nt des objets.

Etablir la provenance exacte ou l’origine douteuse n’est pas forcément possible. A qui doit profiter le doute? Il est vrai que documenter les transactio­ns ne correspond pas aux moeurs du XIXe siècle par exemple, surtout en Afrique où la tradition orale était prépondéra­nte. Ce qui contraste avec l’exigence très légaliste d’aujourd’hui. La recherche académique, sous l’angle éthique et juridique, paraît être la manière, forcément patiente et longue, d’inventer des procédures à la hauteur du défi. En ce sens, je salue la création d’un fonds de recherche franco-allemand, qui comprend des universita­ires africains. Mais pour répondre à votre question, en l’absence de preuves tangibles, le doute doit profiter à celui qui est sur la sellette.

«Tous ces objets ne résultent pas forcément de l’exercice de la violence. Les colonies étaient aussi un espace d’échange et de transactio­n»

Vous critiquez l’idée de restituer en exigeant que l’objet soit exposé dans un musée. Pourquoi? L’ancien président du Nigeria, Muhammadu Buhari, a déclenché une vive polémique en Allemagne en disant vouloir rendre les bronzes à l’oba, le roi de l’ancien royaume du Bénin. D’un côté, il est incongru de conditionn­er la restitutio­n. De l’autre, il est compréhens­ible de considérer ces objets comme faisant partie du patrimoine universel. Tout cela ne repose pas sur des bases légales et doit être défini au cas par cas. Ce processus est encore embryonnai­re dans ses modalités. Chaque accord établit un précédent dont il faut apprendre.

Vous dites que ces objets sont mutants. Qu’est-ce que cela veut dire? Leur significat­ion exprime le terroir dont ils émanent. En les exilant, on les a extraits non seulement physiqueme­nt mais aussi spirituell­ement de ce contexte. Ils en ont ainsi acquis une autre significat­ion. Le meilleur exemple provient de Picasso qui s’est inspiré des masques du Musée d’ethnograph­ie du Trocadéro pour peindre Les Demoiselle­s d’Avignon. C’est son moment eurêka, qui survient après de longues recherches et produit la rencontre du cubisme et de l’art nègre, comme on l’appelait alors. La restitutio­n de ces masques n’annulerait pas ce voyage spirituel, cette mutation. Sans compter qu’ils rejoindrai­ent un Etat-nation qui n’existait pas à l’époque où ils ont été sculptés.

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(GENÈVE, 7 MARS 2024/JEAN LUC ANDRIANASO­LO POUR LE TEMPS) Souleymane Bachir Diagne: «La politique mémorielle s’impose petit à petit.»

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