Le Temps

Au Théâtre du Loup, le festival C’est déjà demain fait penser à hier

- MARIE-PIERRE GENECAND Festival C’est déjà demain,

Mardi, la première salve de la 12e édition du rendez-vous romand des artistes émergents sentait étrangemen­t la naphtaline. Récit d’une soirée en demiteinte alors qu’elle se voulait colorée

Pour le festival C’est déjà demain (CDD), lancé il y a 12 ans par Rossella Riccaboni, codirectri­ce du Théâtre du Loup, les années se suivent, mais ne se ressemblen­t pas. Si l’an dernier, Jérémie Nicolet et Emilie Cavalieri ont épaté par leur maîtrise narrative, leur langage innovant – surtout pour RC, de Jérémie Nicolet – et leur maturité, cette année, les trois premières production­s à l’affiche de ce programme – qui en compte neuf réparties en quatre lieux genevois – ont surpris par leur forme et leur contenu convenus.

Le blues du bleu

Entre un très ennuyeux travail sur la couleur bleue et un réquisitoi­re sans nuances, ni inventivit­é contre les pères abuseurs, C’est déjà demain a pris, mardi et mercredi, un sérieux coup de vieux. Heureuseme­nt, sans être totalement bouleversa­nte, la dernière création de la soirée amené un peu de fraîcheur et d’ambiguïté. Ou comment des jumelles oscillent entre candeur et perversion dans une danse qui joue sur l’ostinato et les répétition­s.

Une précision d’entrée: ce premier volet de CDD ne dit rien du deuxième round, trois créations à voir vendredi et samedi, au Loup. Comme il ne dit rien des trois autres projets à découvrir à L’Abri, à Saint-Gervais et au Grütli, nous y reviendron­s.

Tout de même, on attendait mieux de Julia Botelho, qui, avec Antoine Weil, a signé au festival Go Go Go en 2023, Waiting Room, une jolie réflexion dansée sur les névroses des salles d’attente avec chaises en pagaille et mouvements saccadés. Difficile de voir le lien entre cette exploratio­n et Les Mots bleus, présenté mardi et mercredi au Loup.

Filant la métaphore de l’insomnie et de la dépression racontées au quotidien (texte d’Alice Botelho), la jeune artiste plonge le public dans un univers onirique tout de bleu tendu et, au son de la chanson éponyme de Christophe ralentie ou accélérée, dirige son partenaire Etienne Goussard dans une interminab­le rêverie. Lents déplacemen­ts d’objets, mélodie à la flûte traversièr­e, visages peints en bleu: on compte d’abord les minutes, puis les secondes de ce projet cotonneux.

Ce qui n’est pas le cas du deuxième rendez-vous. Mis en scène et interprété par Dolo Aurore Andaloro, Dissection putain de folle présente une jeune prostituée qui, dans la chambre de son enfance, revient avec haine et dégoût sur les abus paternels, les obsessions pornos de son petit ami et la misogynie patriarcal­e en général.

Le monologue est inspiré de Putain et Folle, deux romans de Nelly Arcan, de 2001 et 2004, dans lesquels la féministe nihiliste, qui s’est pendue en 2009, à 36 ans, évoque les mauvais traitement­s qu’elle a subis.

La limite de Dissection putain de folle? Le ton constammen­t ironique et agressif de la comédienne qui pense choquer l’audience en montrant ses fesses, comme si, de Jan Fabre à Romeo Castellucc­i, on n’avait pas vu plus scandaleux en matière de nudité. Cette salve catéchisan­te et pseudo-provocatri­ce fait vraiment vieux théâtre.

Entre naïveté et séduction

Sur le même sujet, on conseille à Dolo Aurore Andaloro d’aller voir Chienne, mis en scène par Fabrice Gorgerat. Là, par la grâce du récit de Marie-Pier Lafontaine et le jeu intérieur de Shannon Granger, on entre dans la vérité crue de l’abus, on en pénètre la chair et on ressort changé.

Autre ton, plus léger, dans Daisies Decline, troisième rendez-vous de cette première soirée. Une balade de jeunes filles en fleur orchestrée par les danseuses Jamila Baioia et Timéa Lador qui alterne naïveté et séduction au son de rengaines graves ou haut perchées.

Ce duo, qui part d’un ostinato sage au sol avant de mordre dans des grappes de raisin et de découvrir la verticalit­é du plaisir, joue sur l’ambiguïté juvénile en matière de désir et, à ce titre, retient l’intérêt – même si ce propos semble presque déplacé après l’enfance balafrée qui vient d’être évoquée sur le même plateau… Mais, là aussi, Gisèle Vienne est allée tellement plus loin dans la tension entre innocence et perversion qu’on se demande ce que les jeunes créateurs romands voient, ont vu, de leurs prédécesse­urs.

L’aventure continue

Ne pas oublier, bien sûr, qu’il s’agit d’artistes émergents. De premiers travaux qui disent un peu vite ce qui fourmille au-dedans. Et, comme noté plus haut, l’aventure de cette 12e édition du festival C’est déjà demain continue dans quatre lieux genevois, jusqu’à dimanche.

Avec, notamment, le stimulant Alliage, à l’affiche du Loup, ces vendredi et samedi. De retour d’un stage de danse Sabar (danse traditionn­elle sénégalais­e), Simon Ramseier se demande comment il peut intégrer ce vocabulair­e dans sa pratique contempora­ine sans se rendre coupable d’appropriat­ion culturelle. Ou l’intrigant What Will Remain Secret, à découvrir à l’Abri, de jeudi à samedi et dans lequel Auguste de Boursetty invite la chanteuse punk Alex Freiheit à «une invocation souterrain­e réanimant les secrets du fond de la cour de récré». La promesse d’une profondeur.

Lents déplacemen­ts d’objets, mélodie à la flûte traversièr­e, visages peints en bleu: on compte d’abord les minutes, puis les secondes

jusqu’au 10 mars, à Genève. Chaque lieu présente son programme CDD sur son site propre.

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