«Anatomie d’une chute», dissection d’un triomphe
La Palme d’or va-t-elle rafler cinq statuettes aux Oscars dimanche soir? Peu importe: le film de Justine Triet a connu un succès que peu avaient prédit
A la machine à café, en soirée, c’est devenu un brise-glace et un sujet de débat: qui l’a vu, qui l’a raté – et alors finalement, meurtre ou accident? Plus de six mois après sa sortie, Anatomie d’une chute est encore dans tous les esprits – et au cinéma, puisqu’on peut encore le voir ces jours dans les salles romandes, ou alors depuis chez soi via Canal+. Une longévité pas banale, qui rappelle celle du Fabuleux Destin d’Amélie Poulain en 2001, resté 54 semaines à l’affiche.
Anatomie d’une chute, c’est une ascension stratosphérique. Depuis son décollage à Cannes en mai 2023 où il remportait la Palme d’or, plus rien ne semble arrêter le film de Justine Triet. C’est simple, il rafle tout. Après la Croisette, il y a eu les Bafta, les Golden Globes, les six récompenses aux Césars… Une folle trajectoire qui se terminera, en apothéose peut-être, ce dimanche soir lors de la 96e cérémonie des Oscars, où Anatomie d’une chute pourrait remporter jusqu’à cinq statuettes.
Ce succès critique s’est rapidement mué en engouement populaire – davantage Parasite que Titane, la Palme d’or 2021 qui laissera le grand public froid (voire un peu nauséeux). Il faut voir les réseaux en adoration devant les stars du film, en particulier Snoop, le chien, et Swann Arlaud, l’acteur renommé «hot lawyer» avec montages vidéos à la clé. Quant aux chiffres, ils parlent d’eux-mêmes: 1,7 million d’entrées dans l’Hexagone et quasiment le double à l’étranger, tandis que le long métrage s’apprête à conquérir la Chine. En décembre, Barack Obama le citait même parmi ses préférés de l’année.
Puzzle magnétique
Pourtant, rien n’était moins sûr. Comme s’en amusait Justine Triet aux côtés d’Arthur Harari, son compagnon et coscénariste, aux Golden Globes: «On se disait: «Bon, c’est très sombre, radical, personne ne va venir le voir. C’est trop long, ils parlent non-stop, il n’y a pas de musique, deux bagarres, un suicide, un chien qui vomit…» Et c’est vrai qu’en cette ère où on dit les grands écrans à la botte des superhéros, l’histoire un peu austère d’une romancière accusée d’avoir tué son mari, retrouvé défenestré dans leur chalet des Alpes françaises, n’avait rien d’un blockbuster. Alors quoi? Tentative d’anatomie d’un succès.
«Je pense que c’est lié à la nature du film», avance Charlotte Garson, rédactrice en cheffe adjointe de la revue LesCahiers du cinéma. «Il mêle des aspects du film policier, du film de procès, du portrait psychologique d’une femme… C’est tout ça, et autre chose à la fois, ce qui crée une légère déroute. Comme un puzzle où les pièces ne se raccordent pas tout à fait.»
Sous ses airs de films d’art et d’essai, Anatomie d’une chute soigne sa narration, de manière à parler au plus grand nombre, souligne de son côté le réalisateur suisse Lionel Baier. «L’enquête judiciaire au long cours, avec ses scènes de procès, c’est une forme qu’on retrouve partout sur les plateformes comme Netflix. Il y a une vraie appétence du public pour ce genre de narrations.» Mais contrairement aux contenus parfois algorithmiques du streaming, rien n’est prémâché ici.
Mille-feuille à picorer
«Il y a une vraie appétence du public pour ce genre de narrations» LIONEL BAIER, RÉALISATEUR SUISSE
C’est un autre atout charme du film: ses ambivalences. S’il se conclut avec un verdict, les spectateurs, eux, n’en restent pas moins juges quant à la culpabilité du personnage principal. La vérité, la morale sont ici difficiles à cerner. «Par son écriture et sa mise en scène, le film est capable de ménager cette ambiguïté, souligne Charlotte Garson. Cette matière, complexe, qui est celle même des rapports humains!»
Car au-delà des rouages de la justice, c’est l’intimité d’un couple que dissèque au scalpel Anatomie d’une chute: les rapports de domination, d’ego, le partage des tâches conjugal, comme un miroir dans lequel chacun peut se reconnaître. La violence intrafamiliale, d’ailleurs thème central d’une autre Palme d’or au succès phénoménal, Parasite (2019)…
Dans l’air du temps aussi, cette figure d’héroïne forte, assumant ses ambitions comme sa bisexualité, portée avec une intensité brute par l’actrice Sandra Hüller – sans pour autant se faire égérie féministe. «Le film joue subtilement avec cette idée que les femmes puissantes sont forcément dangereuses, analyse Charlotte Garson. Mais on peut aussi le lire comme une satire de ce soupçon qui porte sur toute femme qui se libère d’une certaine contrainte.» Cette mère de famille admet ouvertement s’inspirer de son couple pour écrire – l’occasion, aussi, pour Justine Triet de questionner l’intersection entre réel et fiction. «Un rapport débattu dans de nombreux procès littéraires ces temps-ci, de personnes qui estiment s’être fait voler leur histoire», souligne Lionel Baier. Bref, un mille-feuille aux multiples couches de lecture, dans lequel chacun pioche à sa guise.
Voix d’une génération
Et pour celles et ceux qui ne l’auraient pas goûté l’été dernier, la machine des festivals et les trophées en domino ont achevé d’aiguiser leur curiosité – de ces films qu’il «faut» avoir vus. D’autant plus étonnant, ce choix de la commission chargée de sélectionner le long métrage à envoyer sous bannière française aux Oscars, de lui préférer La Passion de Dodin Bouffant, film en costumes sur la gastronomie dont la sauce n’a pas tellement pris en salles. Finalement, Justine Triet y entrera par la grande porte – dans la catégorie du meilleur film notamment, régatant avec Oppenheimer et Barbie. Une incompréhension de l’époque, dénoncent d’une même voix Lionel Baier et Charlotte Garson: le monde est désormais prêt pour des films français loin des clichés associés au pays, bonne chère et coucheries.
Preuve ultime aussi, pour les distributeurs et exploitants, que les films d’auteur exigeants peuvent soulever des foules, se réjouit Lionel Baier. «Les gens ont envie qu’on leur parle intelligemment!» Même si, rappelle le cinéaste, Anatomie d’une chute est le quatrième long métrage de Justine Triet. «Derrière, il y a 15 ans de carrière, construite petit à petit. Il ne faut donc pas en vouloir aux films de jeunes réalisateurs ou réalisatrices qui font 10 000, 15 000 entrées: ils préparent peut-être la Palme de demain.»
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