Le Temps

«Le CICR priorise les zones difficiles»

Le directeur général du Comité internatio­nal de la Croix-Rouge, Robert Mardini, s’est rendu sur le terrain, en République démocratiq­ue du Congo, pour le dernier voyage de son mandat. «Le Temps» l’a accompagné

- PROPOS RECUEILLIS PAR BORIS MABILLARD, GOMA

Le convoi de cinq véhicules 4x4 marqués de l’emblème du CICR s’élance de la sous-délégation de Goma dans l’est de la République démocratiq­ue du Congo (RDC) sur une ruelle cahotante du centre-ville. Direction: le camp de Lushagala, sur la route de Sake, où les combats font rage. Les voitures avancent presque au pas, drapeaux du CICR au vent, dans la cohue du trafic et au milieu des myriades de motos taxis.

L’agenda de Robert Mardini, le directeur général du CICR, est chargé: pas de place pour l’improvisat­ion durant les cinq jours que dure sa visite. A Kinshasa ont lieu les meetings avec les officiels, mais à Goma, qui subit de plein fouet une crise humanitair­e majeure, Robert Mardini ira surtout sur le terrain: le camp de Lushagala, l’hôpital de Ndosho et une station de pompage sur la rive du lac Kivu, autant de projets phares pour son organisati­on. Il veut s’adresser aux équipes, expatriés et employés locaux, et rencontrer les partenaire­s de l’institutio­n dans le Nord-Kivu, notamment la Croix-Rouge de la RDC.

En venant à Goma, Robert Mardini met un coup de projecteur sur un conflit oublié et sur une crise humanitair­e majeure. Mais il avait aussi une raison plus personnell­e de choisir la RDC pour son dernier voyage en tant que directeur général du CICR: il y a 27 ans, il effectuait sa première mission dans la région des Grands Lacs, au Rwanda, le pays voisin impliqué à plus d’un titre dans le conflit qui secoue aujourd’hui le Nord-Kivu.

Le directeur vient donc en terrain connu et sa visite se déroule sur du velours car dans la région la plus affectée par les conflits l’action du CICR est reconnue par tous et fait le consensus. A Goma, Robert Mardini n’est pas seulement le leader qui a dirigé le CICR en temps de crises et dont certaines décisions ont pu être contestées, mais surtout un travailleu­r humanitair­e dans l’âme qui affirme que son passage au CICR est une affaire de «conviction­s, de vocation et de profession».

Une foule de curieux entoure les 4x4 arrêtés au milieu de la nouvelle extension du camp de Lushagala. Les déplacés qui y ont trouvé refuge manquent de tout: d’eau, de latrines, de nourriture. Robert Mardini s’impatiente devant les retards de la réponse humanitair­e, le CICR est en première ligne mais certaines autres institutio­ns prennent leur temps. L’urgence va à l’eau, plaide Sviatoslav, le responsabl­e de la division Eau et Habitat. A l’hôpital de Ndosho, en écoutant les récits tragiques des femmes victimes du conflit, il est emporté par l’émoi: «Ces drames sont insoutenab­les.» L’émotion est palpable aussi lorsque, face à l’équipe de Goma presque au complet, il prend de la hauteur et rappelle son attachemen­t aux principes du droit internatio­nal humanitair­e (DIH) tout en reconnaiss­ant les limites de son action. «Nous ne pouvons que soulager les victimes des conflits, mais pas résoudre ces derniers.» Est-ce parce qu’il est trop tendre qu’il a été poussé vers la sortie? «Non, c’est mon choix. J’ai toujours été ferme, ne dérogeant pas sur les principes, droit dans mes bottes.» Interview.

Comment le CICR travaille-t-il en RDC?

La RDC est plongée dans la violence armée depuis des décennies. Cet engrenage de conflits s’ancre dans la nature tribale du Congo, dans des dynamiques locales et régionales, mais aussi internatio­nales. Le CICR agit en moyenne quarante ans sur un terrain d’opérations. Les conflits de la RDC font partie de la triste liste des conflits qui durent sans fin. Dans le monde, ces quarante dernières années, les conflits qui se sont soldés par un retour à la paix se comptent sur les doigts d’une main. Nous sommes en dialogue avec le gouverneme­nt bien sûr et avec plus de 100 groupes armés différents qui font des alliances et les défont selon les circonstan­ces. Cette fluidité des alliances, du contexte et l’imprévisib­ilité qui en découle compliquen­t la réponse humanitair­e. Nous jouissons cependant de l’acceptatio­n du gouverneme­nt et de la quasi-totalité des groupes armés, ce qui n’est pas exceptionn­el et fait la force du CICR. Au niveau mondial, nous dialoguons avec 350 groupes armés qui sont pertinents du point de vue de la réponse humanitair­e. Les relations que nous avons nouées au fil des ans avec ces groupes et qui nous permettent de déployer notre action humanitair­e ne sont pas gravées dans le marbre, il nous faut constammen­t négocier pour garantir le meilleur accès possible à nos délégués sur le terrain. Grâce à ses accès privilégié­s auprès de toutes les parties à un conflit, le CICR fait la différence sur le terrain dans la réponse qu’il peut apporter pour soulager les victimes des conflits armés.

Comment gagnez-vous la confiance de groupes qui ont parfois une sinistre réputation? Le paramètre déterminan­t pour bâtir une relation de confiance avec les groupes armés ou avec les gouverneme­nts, en RDC comme ailleurs, c’est la transparen­ce, la neutralité et la prévisibil­ité: ce que nous prêchons, nous le mettons en oeuvre sur le terrain, cela prend du temps. Il ne suffit pas de chanter les principes de neutralité du CICR et les Convention­s de Genève pour convaincre un groupe armé avec lequel nous ne travaillio­ns pas encore de le faire. L’alignement entre nos principes et nos actions sur le terrain a fini par convaincre même les plus réticents, car ils comprennen­t que notre action va dans leur intérêt et offre des avantages y compris à court terme: pour l’évacuation et la prise en charge des blessés de guerre, pour avoir des nouvelles de leurs proches détenus par le camp adverse ou pour le rétablisse­ment des liens familiaux.

Qu’y a-t-il de nouveau dans la crise que traverse le Nord-Kivu? Les mêmes dynamiques sont à l’oeuvre mais, depuis le mois d’octobre dernier, les belligéran­ts recourent à des armes lourdes dans des zones densément peuplées. Les combats se sont intensifié­s, créant une crise humanitair­e majeure avec de nombreux morts et blessés parmi les civils et un exode de la population vers les camps de déplacés de Goma notamment. Le conflit a pris un nouveau visage et il menace de se détériorer.

Lorsque le CICR s’occupe de l’approvisio­nnement en eau d’un camp ou d’une ville ne sort-il pas de sa vocation première d’assistance aux victimes des conflits armés? Au contraire. L’aide d’urgence aux déplacés dans le cadre d’un conflit armé fait intégralem­ent partie de notre mandat. D’autre part, si d’autres organisati­ons humanitair­es ou de développem­ent pouvaient se déployer ici et acheminer l’eau indispensa­ble, le CICR se retirerait. Nous avons une expertise dans ce domaine qui nous permet d’élaborer dans l’urgence des projets avec une forte valeur ajoutée. Le CICR priorise toujours les zones difficiles, les terrains de guerre, là où les autres acteurs humanitair­es ne peuvent pas aller.

Le CICR s’est-il trop occupé de développem­ent au détriment de son action humanitair­e? Non, c’est un mauvais procès fait au CICR. Nous devons être les plus efficients possible alors que les conflits sont en augmentati­on, 117 à l’heure actuelle dans le monde, et touchent de plus en plus les population­s des villes. Cette urbanisati­on des conflits fragilise gravement les infrastruc­tures civiles. En 1999 déjà, lorsque nous avons remplacé les pompes à eau de la ville, les donateurs nous posaient la question: pourquoi le CICR? Mais il n’y avait pas d’alternativ­e et sans nous, il n’y aurait pas eu d’eau. Il ne s’agit pas là de développem­ent mais d’urgence humanitair­e.

«L’alignement entre nos principes et nos actions sur le terrain a fini par convaincre même les plus réticents»

Le CICR a-t-il les moyens financiers de cette ambition? Il y a un immense fossé ici en RDC et dans la plupart des contextes de conflits aussi entre les besoins humanitair­es, je ne parle pas de développem­ent, et les capacités des organisati­ons présentes sur le terrain. En RDC, par exemple, il n’y a pas de risques de doublons et les besoins ne cessent de croître. Nous avons initié en 2020 le projet Goma-Ouest pour fournir de l’eau potable à une moitié de la ville. Notre plan a eu un effet catalytiqu­e et nous avons réussi à coaliser la Banque mondiale, la Coopératio­n suisse et d’autres acteurs internatio­naux pour prendre en charge et financer ce projet d’envergure. Avec des moyens limités face aux besoins, nous devons nous coordonner avec les autres acteurs et jouer sur des effets de levier tout en nous déployant là où notre action peut vraiment faire la différence.

La crise financière de 2023 est-elle surmontée? La crise financière a touché l’ensemble du secteur humanitair­e. Grâce aux coupes budgétaire­s substantie­lles et à une campagne de levée de fonds tous azimuts, l’exercice 2023 nous permet d’éponger près de deux tiers des déficits de 2022. Tous nos donateurs ont loué notre gestion de la crise fondée sur la transparen­ce et la réactivité. Ce sont des faits. Pour 2024, les fondations du CICR sont solides, mais avec les échéances électorale­s et la crise économique mondiale nous ne sommes pas à l’abri de surprises.

 ?? (GOMA, 7 MARS 2024/BORIS MABILLARD/LE TEMPS) ?? Robert Mardini (au centre) examinant les plans d’une station de pompage sur une rive du lac Kivu.
(GOMA, 7 MARS 2024/BORIS MABILLARD/LE TEMPS) Robert Mardini (au centre) examinant les plans d’une station de pompage sur une rive du lac Kivu.

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