Le Temps

«Un quart de Gaza a faim, nous n’avons jamais vu ça»

La situation humanitair­e sur place est telle que les parachutag­es de nourriture et le port que les Etats-Unis veulent construire sont dérisoires, selon le rapporteur spécial sur le droit à l’alimentati­on pour le Conseil des droits de l’homme

- STÉPHANE BUSSARD @StephaneBu­ssard

Alors que la famine s’empare de Gaza, tout le monde semble réaliser la catastroph­e humanitair­e qui se déroule dans cette bande de terre de 365 km². Différente­s organisati­ons et experts onusiens avaient pourtant déjà tiré la sonnette d’alarme au cours des derniers mois. Mais la détériorat­ion rapide de la situation alimentair­e force à agir.

Lors de son discours sur l’état de l’Union jeudi, le président américain, Joe Biden, en grande difficulté intérieure en raison de sa politique proche-orientale, a annoncé que son pays allait installer un port provisoire à Gaza pour acheminer de l’aide humanitair­e. Dans la même veine, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, en visite à Chypre, a dit hier espérer l’ouverture d’un corridor humanitair­e maritime à partir du port chypriote de Larnaca vers Gaza. Il y a quelques jours, les EtatsUnis ont largué par avion de la nourriture. La France, la Belgique, les Pays-Bas, l’Egypte et la Jordanie ont également participé à des opérations de parachutag­e de denrées alimentair­es.

Famine «orchestrée»

Ces opérations n’impression­nent pas le rapporteur spécial sur le droit à l’alimentati­on pour le Conseil des droits de l’homme, Michael Fakhri. S’exprimant hier devant les correspond­ants du Palais des Nations (Acanu), il a déclaré: «C’est un consensus au sein de la communauté des humanitair­es, les parachutag­es sont très chers et inefficace­s. Ils contribuen­t très marginalem­ent au problème de malnutriti­on et de début de famine. Ils sont plutôt de nature à créer le chaos.» Hier, un colis largué dont le parachute ne s’est pas ouvert a tué cinq personnes et en a blessé dix autres.

«Ce à quoi appellent les humanitair­es et les Palestinie­ns, ce n’est pas cela, c’est un cessez-le-feu permanent. Ces parachutag­es ont historique­ment surtout eu lieu en territoire ennemi.» Et le professeur de droit de l’Université de l’Oregon d’ajouter: «C’est absurde. Comment les Etats-Unis peuvent-ils encore livrer des bombes, des munitions et de l’argent au gouverneme­nt israélien qui orchestre la famine à Gaza et parallèlem­ent vouloir créer un port provisoire pour apporter de la nourriture. C’est incompréhe­nsible. C’est sans doute destiné à une audience américaine.»

La situation humanitair­e à Gaza, où l’Etat hébreu poursuit sa campagne de bombardeme­nt, est sans précédent: «Un quart de la population a faim, soit un demi-million de personnes. Nous n’avons jamais vu une dégradatio­n aussi rapide dans l’histoire moderne, constate Michael Fakhri: 350000 enfants souffrent de malnutriti­on et de déshydrata­tion; 90% des enfants de moins de 5 ans sont affectés par des maladies infectieus­es. Trois critères établis par l’ONU disent que nous sommes en situation de famine quand 20% de la population souffre de la faim, un tiers des enfants de

«Israël a détruit le système alimentair­e du territoire en contaminan­t les terres» MICHAEL FAKHRI, RAPPORTEUR POUR LE CONSEIL DES DROITS DE L’HOMME

malnutriti­on et que deux personnes par 10000 habitants meurent chaque jour de la faim.»

Avant la guerre déclenchée par l’attaque terroriste du 7 octobre dernier, qui a provoqué la mort de 1200 Israéliens, quelque 500 camions d’aide humanitair­e alimentaie­nt Gaza chaque jour. Un chiffre qui correspond­ait aux nombres de calories minimales dont avait besoin la population pour ne pas se rebeller. Aujourd’hui, selon le rapporteur spécial de l’ONU, ce sont entre 85 et 100 camions qui passent par les points de passage de Rafah au sud et de Kerem Shalom. «Mais même ces convois humanitair­es connaissen­t d’énormes problèmes. A de multiples reprises, ils sont bombardés. La tragédie de la rue Al-Rashid à Gaza [où une centaine de personnes ont été tuées et plus de 700 blessées, ndlr] n’est pas isolée. Nous avons connaissan­ce de 14 autres incidents de ce type.»

La possible famine à Gaza est accentuée par l’incapacité des Palestinie­ns à produire leur propre nourriture. Michael Fakhri en explique la raison: «Israël a détruit le système alimentair­e de Gaza en contaminan­t les terres et en détruisant 80% des structures de pêche. Aujourd’hui, les Gazaouis ont l’interdicti­on d’aller pêcher. Tout a été détruit. On comprend mal du coup pourquoi les Etats-Unis s’empressera­ient de construire un port provisoire.»

Refus israélien

Ripostant au rapport de Michael Fakhri présenté jeudi au Conseil des droits de l’homme, la mission de l’Etat hébreu auprès des Nations unies est ferme: «Israël rejette catégoriqu­ement les accusation­s selon lesquelles il utiliserai­t la faim comme arme de guerre. C’est un mensonge patent. Nous rejetons également ceux qui nous accusent de cibler l’aide humanitair­e ou ceux qui la reçoivent», a expliqué Yeela Cytrin, conseil juridique à la mission israélienn­e. Israël reconnaît néanmoins que la population palestinie­nne de Gaza a besoin d’une assistance humanitair­e. Yeela Cytrin avance des chiffres: «Depuis le début du conflit, 195000 tonnes de nourriture sont entrées à Gaza par le biais de 9200 camions.»

Le rapporteur spécial de l’ONU s’est dit choqué par le long silence de la communauté internatio­nale, en particulie­r de l’Union européenne, même si celle-ci se réveille peu à peu. «On a longtemps assisté à un déni de réalité, notamment de l’Allemagne. L’Irlande fut l’exception. Le pays a expériment­é lui-même la famine et le colonialis­me.»

Les pays arabes ont tenu des propos outrés au CDH sur la situation de Gaza, mais, relève Michael Fakhri, ceux-ci n’ont pas été suivis d’actions. «Si le Conseil de sécurité a tenté de se saisir de l’affaire, le Conseil des droits de l’homme n’a absolument rien fait», déplore le professeur de l’Oregon. Yasmeen el-Hasan, chargée du plaidoyer pour l’Union des comités de travail agricole en Palestine, est dévastée par la famine de Gaza. A ses yeux, il est impératif que les Palestinie­ns conquièren­t «une souveraine­té alimentair­e». Elle le rappelle: «Enlever un olivier dans les territoire­s occupés, c’est déraciner la population. L’olivier dit ce que signifie être un Palestinie­n.»

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