Kiev, Gaza, laissez-nous déjeuner en paix
Appeler à la paix ne coûte rien. C’est au mieux une incantation, plus généralement une posture. Seule l’action contribue à la paix. Sans dire quel en sera le prix, sans désigner qui en paiera le coût et sans se montrer disponible aux exigences qui en découlent, se déclarer pour la paix – à Gaza, en Ukraine, au Yémen, dans le Sahel ou au Soudan – n’engage à rien. C’est simplement souhaiter «avoir la paix». «Déjeuner en paix», comme le chantait Stephan Eicher. Sans avoir à comptabiliser le nombre de morts ailleurs, sans hausse du prix de l’essence et sans déficits dans les budgets. Ce que Rousseau appelait «le repos de la servitude». Qui ne veut pas la paix? Même les militaires y adhèrent, car c’est la finalité de toute guerre.
Alors, puisque la Suisse, comme tout le monde, souhaite la paix, à quelles exigences de l’action et de l’engagement est-elle prête? Quelles opportunités spécifiques à la neutralité la diplomatie suisse est-elle disposée à offrir à la communauté internationale, s’interrogeait dans ces colonnes, en début de semaine, l’ancien rédacteur en chef du Temps, Eric Hoesli. Pour conclure par un constat pessimiste sur la volonté du ministre des Affaires étrangères de prendre des risques avec son projet de Sommet de la paix: «Agir sans rien faire.»
Il y a pourtant une mission spécifique qui a été confiée à la Suisse il y a 75 ans exactement. Une mission qui contient des exigences: celles qui découlent du rôle de pays dépositaire des quatre Conventions de Genève de 1949. En particulier la quatrième, qui assure la protection des civils, notamment en territoire occupé. Puisque la neutralité fait débat, puisque la diplomatie helvétique ne parvient à se positionner ni en Ukraine ni dans la tragédie de Gaza, la Suisse a-t-elle encore les moyens d’assumer une mission qui, croyait-on, constituait son ADN: la défense du droit humanitaire international? Pays dépositaire des Conventions, la Suisse est en effet tenue de faire respecter ces traités et, pour ce faire, «de dénoncer publiquement les violations, d’appeler les parties à respecter le droit humanitaire international», selon le site de la Confédération. Elle peut aussi, comme elle l’avait fait en 1993 lors du conflit en ex-Yougoslavie, convoquer une conférence internationale pour traiter de la protection des populations civiles. Or, si les Conventions de protection ne concernent pas la tragédie dont est victime la population de Gaza, à quoi servent-elles?
Encore faut-il avoir du courage et des convictions. En 2001, Israël avait déjà fait pression sur la Suisse pour annuler la conférence annoncée sur l’application des traités dans les territoires occupés. En 2014, même scénario, mêmes pressions d’Israël pour que la communauté internationale ne parle pas de Gaza. Mais Didier Burkhalter, alors ministre des Affaires étrangères, avait tenu bon. En 2024, malgré la situation humanitaire catastrophique à Gaza, malgré la prolifération des conflits dont les premières victimes sont les populations civiles, qu’a fait la Suisse de sa mission de gardienne du droit humanitaire? Soit Berne estime que les Conventions de Genève et le droit humanitaire ne servent plus à rien à force d’être violés. Soit la Suisse n’a plus ni le poids politique ni la crédibilité nécessaires pour remplir ses obligations et faire face aux pressions, d’où qu’elles viennent. Nos appels ne coûtent rien, mais les tragédies humanitaires ne nous laisseront jamais déjeuner en paix.
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