Le Temps

«On a gagné de l’espérance de vie pour la passer dans les transports»

- PROPOS RECUEILLIS PAR GRÉGOIRE BAUR @GregBaur

Pour l’ingénieur cantonal valaisan, la réflexion actuelle qui oppose les différents moyens de déplacemen­t a atteint ses limites. Il estime qu’un seul et unique fonds fédéral pour la mobilité offrirait une vision plus réfléchie et optimisera­it l’utilisatio­n des deniers publics

Lancer un pavé dans la mare, ça ne l’a jamais dérangé. Quitte à parfois se faire rappeler à l’ordre par son chef de départemen­t. Depuis sa nomination à la tête du Service valaisan de la mobilité, en 2015, Vincent Pellissier n’a jamais eu la langue dans sa poche. Une stratégie assumée, qui lui permet d’infuser petit à petit au sein du monde politique sa vision de la mobilité, faite notamment d’un réseau routier inférieur de près d’un quart à ce qu’il est aujourd’hui. S’il sait qu’avoir «raison en tant qu’ingénieur ne suffit pas» et qu’il «faut rencontrer le politique et trouver le terrain du dialogue», il n’hésite pas à parfois le forcer quelque peu…

Vous avez souligné qu’il n’y avait rien d’extraordin­aire à l’effondreme­nt du tunnel survenu sur la route reliant Riddes à La Tzoumaz. Tout de même, on ne vit pas un tel événement tous les jours… Compte tenu de l’état de notre réseau et de l’environnem­ent alpin dans lequel nous nous trouvons, ce type d’événements peut en effet survenir. Cela arrive plutôt sur des routes très peu fréquentée­s, voire fermées au trafic quand le risque est trop élevé. Ce qui est particulie­r dans le cas de La Tzoumaz, c’est qu’au-delà du tunnel il y a une station touristiqu­e avec presque 10 000 lits rendue difficilem­ent accessible et que quelqu’un a filmé l’éboulement. Ces deux facteurs donnent une résonance médiatique et économique importante à cet événement. Aujourd’hui, nous avons des outils pour calculer les risques. Par exemple, pour un événement comme celui d’Evolène en 1999, où 12 personnes ont perdu la vie en raison d’avalanches qui ont frappé le village et les routes, la probabilit­é de survenance est de l’ordre du millier d’années. Faut-il investir des centaines de millions pour tout sécuriser face à un tel danger? La réponse raisonnée peut être difficile à entendre, mais en termes de proportion­nalité, c’est non.

Le changement climatique ne met-il pas plus fortement le réseau routier à l’épreuve? Pour certains processus naturels, il accélère les choses, et provoque des événements plus intenses. Si par le passé de gros événements climatique­s survenaien­t toutes les décennies, désormais, c’est presque annuel. Cela provoque des pics de contrainte­s qui font que ça casse. Pour prendre un exemple concret, nous avions dimensionn­é des ponts fusibles sur la route reliant le village de La Fouly en imaginant devoir les remplacer tous les dix ans, on le fait tous les trois à cinq ans.

Le changement climatique a donc un impact indirect… Pour répondre à cette question, il faut se demander si ce type d’événement aurait eu lieu sans le changement climatique. En ce qui concerne le tunnel de La Tzoumaz, la réponse est oui. L’effondreme­nt du tunnel est notamment lié à l’âge de l’ouvrage ou encore à la géologie du lieu. Mais le changement climatique met en lumière ces éléments-là. Il fait donc partie d’un cocktail mortifère comprenant d’autres ingrédient­s comme le fait que le réseau a été sous-investi dans sa constructi­on et sous-entretenu pendant des décennies. L’augmentati­on des sollicitat­ions joue aussi un rôle, il y a plus de charge de trafic et plus de tonnes transporté­es.

Depuis une dizaine d’années, vous ne cessez de répéter qu’en Valais «soit il n’y a pas assez d’argent, soit il y a trop de routes». Alors, quelle est la bonne hypothèse? Ce qu’on peut répondre, c’est qu’il n’est plus possible de consacrer des moyens colossaux pour des tronçons qui ne correspond­ent pas à un aménagemen­t du territoire rationnel. Il vaut mieux une route d’accès à un village de montagne bien entretenue et sécurisée que deux sous-entretenue­s. Mais, même si nous devions limiter le nombre de routes, les moyens à consentir pour ne serait-ce que les mettre en conformité avec les attentes actuelles sont immenses. Pour que les quelque 2000 arrêts de bus ou de train que compte le canton répondent à la loi sur l’égalité pour les personnes handicapée­s, par exemple, cela nécessiter­ait environ 300 millions de francs. Aujourd’hui, nous n’avons pas les moyens d’avoir des infrastruc­tures inclusives partout.

Les Grisons ont pourtant réussi à avoir un réseau en bon état, pourquoi le Valais est-il à la traîne? Ils ont fait le choix, il y a une vingtaine d’années, de se concentrer sur les routes structuran­tes, tout en investissa­nt les moyens nécessaire­s. C’est la solution: se donner les moyens pour entretenir un réseau qui soit performant, mais plus petit.

C’est ce que vous souhaitez faire depuis plusieurs années, en réduisant le réseau routier cantonal, pour passer de 1800 à 1300 kilomètres. Cette stratégie est donc la bonne? Oui, elle est cohérente, mais sa mise en oeuvre prend du temps. Nous estimons que les localités qui comptent un minimum de cinq maisons habitées à l’année doivent être reliées par la route. En appliquant ce critère, nous pouvons réduire drastiquem­ent le réseau routier valaisan. Cela vous laisse imaginer les routes qui font doublon ou qui ne desservent rien du tout. Depuis l’adoption de cette stratégie en 2018, nous avons réduit le réseau d’environ 10%. Cela a été possible en collaborat­ion avec les communes, là où un accord a été trouvé. Par contre, si l’objectif est de transférer la charge du canton vers les communes, cela n’a aucun sens. Au final, c’est le même contribuab­le qui paie.

Fermer des routes est localement une décision très difficile à prendre. Si nous ne le faisons pas, ce sera l’âge du réseau et la nature qui feront les choix à notre place. C’est inéluctabl­e.

On évoque souvent en Valais les projets de liaisons câblées entre la plaine et la montagne pour remplacer la route. C’est un outil d’avenir? Le câble est un moyen de transport d’une efficacité redoutable dans les conditions alpines que nous connaisson­s en montagne. Il permet de s’affranchir des contrainte­s du sol et de transporte­r des gens et des marchandis­es pour des coûts très attractifs et un temps de déplacemen­t réduit. Il pose néanmoins des questions comme l’impact paysager qu’il ne faut pas négliger. Alors, le câble oui, mais pas n’importe où. Il y a actuelleme­nt une vingtaine de projets en Valais. Nous souhaitons tous les mener en parallèle, mais que ce soit pour des questions techniques, législativ­es ou simplement de pertinence, seule une dizaine devraient se réaliser dans les deux prochaines décennies.

La politique actuelle de mobilité, en Suisse, est-elle en bout de course? Nous touchons effectivem­ent aux limites de la réflexion qui oppose les moyens de transport. Il y a de nouveaux enjeux, environnem­entaux, sociétaux et technologi­ques. Optimiser ou élargir les infrastruc­tures ne peut plus être l’unique réponse. Il est nécessaire de penser le basculemen­t vers des modes plus adaptés à certaines situations mais aussi éviter certains déplacemen­ts.

Actuelleme­nt, les solutions sont développée­s en silo et conduisent parfois à un surdimensi­onnement des infrastruc­tures. De la même manière, le cloisonnem­ent des couches institutio­nnelles – Confédérat­ions, cantons, agglomérat­ions et communes – ne permet pas d’utiliser au mieux les ressources humaines et financière­s à dispositio­n. Je prends un exemple. Le Fonds d’infrastruc­ture ferroviair­e (FIF) donne la compétence à la Confédérat­ion de développer le rail. Cela pousse les cantons à vouloir résoudre des problémati­ques de desserte plus fine en voulant faire passer des RER sur des infrastruc­tures qui manquent de capacité pour les grandes lignes. Il serait beaucoup plus efficace de répondre à ce besoin de mobilité par des trams ou des métros, moins chers à construire et plus rapides à déployer, que de vouloir ouvrir des petites gares.

Aujourd’hui, nous n’avons donc pas besoin d’autoroutes plus larges ou d’un réseau de chemins de fer plus dense? On devrait commencer par mieux utiliser l’infrastruc­ture existante. Si vous avez une machine à laver qui tourne le matin de 8h à 8h30 et que vous avez plus de linge, vous n’achetez pas une deuxième machine à laver pour laver tout votre linge entre 8h et 8h30, vous étendez vos horaires de lessive. Ou alors, peut-être utiliserie­z-vous d’autres moyens que la machine à laver.

Et en termes de mobilité, cela donnerait quoi? L’avenir, c’est le bon moyen de transport, au bon endroit, financé par la bonne institutio­n. Et pour cela, au lieu des instrument­s actuels, on pourrait imaginer un seul et unique fonds fédéral pour la mobilité. Cela permettrai­t de faire des pesées d’intérêts pour savoir quelle est la technologi­e la plus adaptée à une desserte particuliè­re et ainsi avoir une mobilité plus réfléchie sur l’ensemble du territoire, tout en étant plus efficients en termes d’utilisatio­n des deniers publics.

«Il vaut mieux une route d’accès à un village de montagne bien entretenue et sécurisée que deux sous-entretenue­s»

Cela pourrait-il également passer par une diminution de l’offre? Depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, le temps passé dans les transports est sensibleme­nt le même: 1h15 par personne et par jour. Chaque améliorati­on de la vitesse des moyens de transport induit donc une augmentati­on de la distance parcourue, et donc une consommati­on de ressources finies de plus en plus grande, particuliè­rement du territoire. Idéalement, et je le défends depuis longtemps, il faudrait ralentir la vitesse de certains moyens de transport pour contrer cette expansion. Si on permet aux gens d’aller habiter loin de leur lieu de travail, ils le feront. Cela est identique pour l’aménagemen­t du territoire: si on construit des zones commercial­es à l’extérieur des villes, les gens s’y rendront. Au contraire, si on oblige les marchands à venir en ville, les gens se déplacent moins, ce sont les marchandis­es qui bougent. En repensant l’aménagemen­t du territoire, comme on le fait en Suisse actuelleme­nt, on modifie les habitudes et donc aussi la mobilité. Mais cela prend du temps.

La mobilité de demain s’inscrit donc dans une réflexion territoria­le globale? La mobilité n’est rien d’autre qu’un dommage collatéral de l’aménagemen­t du territoire. La mobilité de demain, c’est celle des circuits courts. S’il y a un léger retour en arrière après la pandémie de covid, les tendances lourdes sont tout de même marquées et vont dans ce sens. La qualité de vie que l’on gagne en ne perdant pas son temps dans les transports est énorme. Si on cumule sur une vie le temps quotidien moyen passé dans les transports, cela représente l’espérance de vie gagnée depuis le milieu du siècle dernier. On a donc gagné de l’espérance de vie pour la passer dans les transports.

On sait qu’en Valais on apprécie particuliè­rement la voiture. Ces évolutions sontelles faciles à faire passer? Le Valais n’est pas attaché à la voiture, il est attaché à une mobilité dans un territoire étendu et peu dense. L’automobile, au sens noble du terme, a de l’avenir dans un territoire comme le canton du Valais. Mais la voiture, au bon endroit au bon moment. C’est-à-dire, là où il n’y a pas d’alternativ­e et aucun autre moyen de transport plus efficace.

Le développem­ent de la mobilité douce n’est donc pas un développem­ent anti-voiture? Non, au contraire. Chaque fois que l’on capte des gens qui sont plus efficients en transports publics ou en mobilité douce, on libère de la capacité sur les routes pour ceux qui n’ont pas le choix que d’utiliser la voiture. L’approche multimodal­e est donc évidente, mais les modèles de financemen­t tels que pensés aujourd’hui ne permettent pas de la mettre en pratique.

En Valais, par exemple, cela ne sert à rien de dire «il faut mettre des transports publics partout», ce n’est pas réaliste. C’est un coût qui est exorbitant et qui n’est pas en adéquation avec notre réalité territoria­le. Mais là où on peut utiliser les transports publics et la mobilité douce, il faut le faire pour que les gens les utilisent. C’est ce que nous visons avec la réhabilita­tion de la ligne du Sud-Léman.

Cette ligne ferroviair­e, en plus de délester la route, n’est-elle pas également une solution au doublement de la ligne Lausanne-Genève? Elle offre effectivem­ent un fonctionne­ment de réseau et cela à une échelle temporelle réaliste. Lorsqu’on évoque une troisième voie entre Lausanne et Genève, l’horizon temporaire est à vingt ou trente ans, alors que nous espérons rouvrir la ligne du Tonkin d’ici à 2030. Ce qui est difficile aujourd’hui pour construire une ligne de train, c’est de réserver un sillon dans le territoire. C’est l’immense chance qu’a eue le Léman Express et c’est l’immense chance qu’a la ligne du Tonkin, parce qu’elle existe déjà. Il n’y a qu’à la réhabilite­r.

En Suisse, pour développer un projet, il faut deux à trois ans, puis une période similaire pour le mettre à l’enquête, puis encore le même laps de temps pour le réaliser. Si tout se passe bien, il faut donc une décennie. Rien que pour la constructi­on de l’autoroute à travers le bois de Finges, en Valais, cela devrait prendre douze ans; la fin des travaux de la gare de Lausanne est prévue pour 2037 au mieux. Il est difficile de dire aux gens, qui aujourd’hui passent des heures dans les bouchons: «Pour vos enfants, ça ira mieux.»

Alors, quelles réponses concrètes peut-on apporter aujourd’hui pour améliorer le quotidien des utilisateu­rs? Les réponses sont déjà en cours de réalisatio­n ou de planificat­ion. Les scientifiq­ues et les politiques doivent réinvestir le dialogue pour se comprendre et appréhende­r ensemble la complexité. Le trajet doit être fait dans les deux directions. Et in fine, ce qui est important, c’est de maintenir l’effort sur la durée, sereinemen­t, avec une vision claire et ce, malgré les soubresaut­s amplifiés par le brouhaha de l’immédiatet­é. En un mot, de ralentir. ▅

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«La mobilité de demain, c’est celle des circuits courts.»
(SION, 6 MARS 2024/ STUDIO54/OLIVIER MAIRE) Vincent Pellissier: «La mobilité de demain, c’est celle des circuits courts.»
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(4 DÉCEMBRE 2018/ADRIEN PERRITAZ/KEYSTONE) Premier coup de pioche des travaux de percement du tunnel des Evouettes, aux côtés du conseiller d’Etat valaisan Jacques Melly (à gauche) et du président de Port-Valais Pierre Zoppellett­o (au centre).
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(ARCHIVES PERSONNELL­ES) De 2009 à 2015, Vincent Pellissier a été l’un des 15 membres de l’exécutif de la ville de Sion. Ici, sur la place des Remparts, en 2013.
 ?? JEAN-CHRISTOPHE BOTT/KEYSTONE) (HÉRÉMENCE, 14 OCTOBRE 2023/ ?? Inaugurati­on du nouveau tunnel des pyramides d’Euseigne.
JEAN-CHRISTOPHE BOTT/KEYSTONE) (HÉRÉMENCE, 14 OCTOBRE 2023/ Inaugurati­on du nouveau tunnel des pyramides d’Euseigne.

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