Le Temps

Des crises? Et alors…

- STÉPHANE GARELLI PROFESSEUR ÉMÉRITE, IMD ET UNIVERSITÉ DE LAUSANNE

Cela semble être de plus en plus la réaction des marchés. Les crises se multiplien­t, géopolitiq­ues avec l’Ukraine et Gaza, économique­s avec la crainte d’une récession, une inflation persistant­e et un endettemen­t croissant, et sociales avec les manifestat­ions d’agriculteu­rs ou les inquiétude­s sur la retraite.

Malgré cela, personne ne semble véritablem­ent être inquiet. Les bourses ne cessent de battre des records, les taux de chômage restent au plus bas et malgré les perspectiv­es d’un ralentisse­ment de l’économie ou d’une récession, aucun leader ne semble paniquer.

Pendant des décennies, les crises faisaient peur. Depuis 1929, elles sont devenues la hantise des politicien­s et des économiste­s. La plupart des théories économique­s consistaie­nt précisémen­t à les éviter ou à les gérer. La plus célèbre est peut-être celle de John Maynard Keynes sur la relance économique en cas de récession.

Je me rappelle une discussion avec Raymond Barre, grand économiste et ancien premier ministre de France, qui me disait qu’une des rares choses que l’on sait en économie, c’est que les crises sont cycliques, imprévisib­les et probableme­nt inéluctabl­es. C’est encore plus vrai aujourd’hui.

Cependant, plutôt que d’essayer de les éviter, on les accepte désormais comme une fatalité. Les politiques économique­s ne se concentren­t plus sur comment empêcher les crises, mais comment en atténuer les conséquenc­es sur la population. En d’autres termes, quand il pleut, on ouvre son parapluie et on ne s’énerve plus.

En premier lieu, on a recours à l’argent «hélicoptèr­e» que l’on déverse sur la population. C’est ce qu’a fait Donald Trump à cinq reprises en distribuan­t des chèques à la population pour une somme de plus de 2500 milliards de dollars. Et tout le monde a fait la même chose, en Europe et ailleurs.

La deuxième stratégie consiste à multiplier les politiques industriel­les soutenant l’industrie. L’Inflation Reduction Act, promulgué en 2022 aux Etats-Unis, prévoit des subvention­s d’environ 740 milliards de dollars pour les entreprise­s américaine­s et étrangères opérant sur sol américain.

L’Europe a fait de même. Elle subvention­ne les industries définies comme stratégiqu­es ou sensibles à la sécurité (Green Deal, Digital Europe, etc.); ce qui est une définition fourre-tout qui permet une grande marge de manoeuvre. Le Japon emboîte le pas. Aujourd’hui, selon les pays, on estime que les subvention­s industriel­les représente­nt entre 0,5 et 1,5% du PIB.

De plus, il existe des secteurs qui sont quasiment insensible­s aux crises conjonctur­elles. C’est le secteur public, qui représente en moyenne 18% de la main-d’oeuvre dans la zone OCDE. Tous les pays scandinave­s, ainsi que la France, sont au-dessus de 20%. En Suisse, c’est 24%, contre 15% il y a 30 ans. La Norvège culmine à 31%.

Il en est de même pour la maintenanc­e des infrastruc­tures ou la certificat­ion des produits et des services, par exemple dans le domaine de la transition énergétiqu­e, de la biodiversi­té ou de la nourriture. Crise ou pas, on dépense.

L’explosion de la dette est le prix pour anesthésie­r la population aux conséquenc­es des crises. Cela permet de maintenir la paix sociale, et d’être réélu. Aujourd’hui, toutes les grandes puissances économique­s, à l’exception de l’Allemagne, ont un taux d’endettemen­t supérieur à 100% de leur PIB. Combien de temps cela peut-il durer?

Pendant longtemps, les économiste­s affirmaien­t qu’au-delà de 60% d’endettemen­t du PIB le ciel allait nous tomber sur la tête. Rien ne s’est passé. Donc on change les règles et les dérogation­s se multiplien­t, surtout au niveau européen.

Seules, l’Allemagne et la Suisse sont plus réticentes, car, dans les pays de tradition luthérienn­e ou calviniste, la rigueur budgétaire est aussi une valeur morale. Cependant, dans tous les cas, les politiques interventi­onnistes nécessiten­t des administra­tions efficaces pour les appliquer.

On n’y est peut-être pas. Au XIXe siècle, pour gérer 300 millions de personnes, l’Administra­tion civile indienne britanniqu­e (Indian Civil Service) comprenait environ 2000 Britanniqu­es (et un personnel local rigoureuse­ment sélectionn­é et formé). Aujourd’hui, sur sol britanniqu­e, l’administra­tion de la santé (National Health Service) emploie 2 millions de personnes.

On peut se demander combien de temps l’économie peut continuer à vivre «hors sol». Les crises ont parfois la vertu de forcer les gens à une certaine introspect­ion et à changer ce qui ne va pas. Anesthésie­r le marché perpétue l’impression d’une fausse sécurité.

Au tout début de sa carrière, on avait demandé à Mike Tyson comment il se sentait dans un combat de boxe. Sa réponse illustre bien la situation aujourd’hui:

«Monsieur, ils peuvent me frapper aussi fort qu’ils veulent, je ne sens jamais rien…»■

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