Des crises? Et alors…
Cela semble être de plus en plus la réaction des marchés. Les crises se multiplient, géopolitiques avec l’Ukraine et Gaza, économiques avec la crainte d’une récession, une inflation persistante et un endettement croissant, et sociales avec les manifestations d’agriculteurs ou les inquiétudes sur la retraite.
Malgré cela, personne ne semble véritablement être inquiet. Les bourses ne cessent de battre des records, les taux de chômage restent au plus bas et malgré les perspectives d’un ralentissement de l’économie ou d’une récession, aucun leader ne semble paniquer.
Pendant des décennies, les crises faisaient peur. Depuis 1929, elles sont devenues la hantise des politiciens et des économistes. La plupart des théories économiques consistaient précisément à les éviter ou à les gérer. La plus célèbre est peut-être celle de John Maynard Keynes sur la relance économique en cas de récession.
Je me rappelle une discussion avec Raymond Barre, grand économiste et ancien premier ministre de France, qui me disait qu’une des rares choses que l’on sait en économie, c’est que les crises sont cycliques, imprévisibles et probablement inéluctables. C’est encore plus vrai aujourd’hui.
Cependant, plutôt que d’essayer de les éviter, on les accepte désormais comme une fatalité. Les politiques économiques ne se concentrent plus sur comment empêcher les crises, mais comment en atténuer les conséquences sur la population. En d’autres termes, quand il pleut, on ouvre son parapluie et on ne s’énerve plus.
En premier lieu, on a recours à l’argent «hélicoptère» que l’on déverse sur la population. C’est ce qu’a fait Donald Trump à cinq reprises en distribuant des chèques à la population pour une somme de plus de 2500 milliards de dollars. Et tout le monde a fait la même chose, en Europe et ailleurs.
La deuxième stratégie consiste à multiplier les politiques industrielles soutenant l’industrie. L’Inflation Reduction Act, promulgué en 2022 aux Etats-Unis, prévoit des subventions d’environ 740 milliards de dollars pour les entreprises américaines et étrangères opérant sur sol américain.
L’Europe a fait de même. Elle subventionne les industries définies comme stratégiques ou sensibles à la sécurité (Green Deal, Digital Europe, etc.); ce qui est une définition fourre-tout qui permet une grande marge de manoeuvre. Le Japon emboîte le pas. Aujourd’hui, selon les pays, on estime que les subventions industrielles représentent entre 0,5 et 1,5% du PIB.
De plus, il existe des secteurs qui sont quasiment insensibles aux crises conjoncturelles. C’est le secteur public, qui représente en moyenne 18% de la main-d’oeuvre dans la zone OCDE. Tous les pays scandinaves, ainsi que la France, sont au-dessus de 20%. En Suisse, c’est 24%, contre 15% il y a 30 ans. La Norvège culmine à 31%.
Il en est de même pour la maintenance des infrastructures ou la certification des produits et des services, par exemple dans le domaine de la transition énergétique, de la biodiversité ou de la nourriture. Crise ou pas, on dépense.
L’explosion de la dette est le prix pour anesthésier la population aux conséquences des crises. Cela permet de maintenir la paix sociale, et d’être réélu. Aujourd’hui, toutes les grandes puissances économiques, à l’exception de l’Allemagne, ont un taux d’endettement supérieur à 100% de leur PIB. Combien de temps cela peut-il durer?
Pendant longtemps, les économistes affirmaient qu’au-delà de 60% d’endettement du PIB le ciel allait nous tomber sur la tête. Rien ne s’est passé. Donc on change les règles et les dérogations se multiplient, surtout au niveau européen.
Seules, l’Allemagne et la Suisse sont plus réticentes, car, dans les pays de tradition luthérienne ou calviniste, la rigueur budgétaire est aussi une valeur morale. Cependant, dans tous les cas, les politiques interventionnistes nécessitent des administrations efficaces pour les appliquer.
On n’y est peut-être pas. Au XIXe siècle, pour gérer 300 millions de personnes, l’Administration civile indienne britannique (Indian Civil Service) comprenait environ 2000 Britanniques (et un personnel local rigoureusement sélectionné et formé). Aujourd’hui, sur sol britannique, l’administration de la santé (National Health Service) emploie 2 millions de personnes.
On peut se demander combien de temps l’économie peut continuer à vivre «hors sol». Les crises ont parfois la vertu de forcer les gens à une certaine introspection et à changer ce qui ne va pas. Anesthésier le marché perpétue l’impression d’une fausse sécurité.
Au tout début de sa carrière, on avait demandé à Mike Tyson comment il se sentait dans un combat de boxe. Sa réponse illustre bien la situation aujourd’hui:
«Monsieur, ils peuvent me frapper aussi fort qu’ils veulent, je ne sens jamais rien…»■