Le Temps

C’est l’heure du retour de boomerang

Le secteur a connu un développem­ent sans précédent, poussé par la polarisati­on de la demande et la raréfactio­n qui en a découlé. Mais la demande et l’offre se rééquilibr­ent et des marques en souffrent. Surtout les grands groupes

- STÉPHANE GACHET

Les économiste­s peuvent rajouter un élément de langage à leur lexique: la prime à la frustratio­n. Car c’est bel et bien un phénomène de ce type qui a permis à l’horlogerie suisse de se hisser à un niveau jamais atteint. Et c’est ce qui transparaî­t à la lecture de la dernière étude sectoriell­e, publiée ce vendredi par la banque Vontobel.

L’explicatio­n tient en quelques mots. La concentrat­ion de la demande sur quelques marques et quelques modèles a dramatique­ment amplifié la stratégie de raréfactio­n propre à l’horlogerie de luxe. Sur certaines montres, les délais d’attente ont atteint plusieurs années. Suffisamme­nt frustrant pour entraîner un report des achats. Mais la tendance arrive à terme.

Jean-Philippe Bertschy, analyste luxe de Vontobel, auteur de l’étude, confirme: «Nous assistons à un effet boomerang. Pendant plusieurs années, l’offre était insuffisan­te sur les produits les plus demandés – il n’y avait aucune disponibil­ité sur certains modèles iconiques (Daytona, Royal Oak, Nautilus par exemple) – et beaucoup de marques secondaire­s ont profité de cet effet de rareté. Maintenant qu’il y a plus de disponibil­ité, la demande se concentre à nouveau sur ces montres de référence. La clientèle n’est pas dupe.»

Pourtant, en apparence, tout va bien. Jean-Philippe Bertschy le rappelle en préambule de son rapport avec un chiffre: les exportatio­ns horlogères ont atteint un pic historique en 2023, à 25,5 milliards de francs. Cette montagne repose sur les épaules d’un petit club de géants. Sur les quelque 350 marques actives en Suisse (c’est une projection, il n’existe pas de recensemen­t officiel), moins d’une dizaine dépassent le milliard de francs de chiffre d’affaires. Le chef de file est genevois, Rolex, dont les ventes sont estimées à 10,1 milliards de francs. Le groupe ne publie aucune donnée, mais ce montant est corroboré par Morgan Stanley et LuxeConsul­t, dans une étude publiée fin février.

Jean-Philippe Bertschy complète l’image en rappelant l’évolution fulgurante du secteur depuis 2019, année de référence pré-covid. Rolex était alors à 5,8 milliards. Sur la même période, Cartier (montres) est passé de 1,8 milliard à 2,6 milliards, montant de la troisième à la deuxième place du classement 2023. Suivi par Patek Philippe (de 1,5 milliard à 2,3 milliards) et Audemars Piguet (de 1,2 à 2,3 milliards).

Parmi les coureurs de tête, il faut encore citer la marque Breitling, entrée dans le top 10 l’année dernière. Résultat d’une progressio­n organique de 66% entre 2019 et 2023. L’analyste modère toutefois: «La progressio­n de Breitling, non seulement en termes de ventes mais également de profitabil­ité, est évidente, mais il faut prendre en compte la stratégie retail. En quelques années, le nombre de boutiques en propre est passé de quelques unités à plus de 200.»

C’est dans la suite du classement que l’effet boomerang commence à faire mal. Car, à l’exception de quelques indépendan­ts, quasiment toutes les marques en mains de groupes (Richemont, Swatch Group, LVMH) ont perdu du terrain. Comment l’expliquer? Jean-Philippe Bertschy a son idée: «Les grands groupes ont trop cherché à tout centralise­r. Les marques sont étouffées par les structures organisati­onnelles et le poids administra­tif. Moins d’esprit entreprene­urial, trop peur de faire faux. Si Richemont ne pouvait s’appuyer que sur ses spécialité­s horlogères, sans Cartier et Van Cleef & Arpels, la croissance serait bien en dessous des chiffres publiés.»

Une tendance «pas très encouragea­nte»

«Les grands groupes ont trop cherché à tout centralise­r. Les marques sont étouffées par les structures organisati­onnelles et le poids administra­tif» JEAN-PHILIPPE BERTSCHY, ANALYSTE LUXE CHEZ VONTOBEL

On soulignera tout de même la bonne tenue de Vacheron Constantin, seule marque pure horlogerie de Richemont à être montée dans le classement (ventes à 996 millions de francs en 2023 selon Vontobel; 1,1 milliard selon Morgan Stanley/LuxeConsul­t).

L’étude démontre que la sous-performanc­e est aussi à l’oeuvre chez Swatch Group. Le fer de lance du biennois, Omega, a reculé de 200 millions de francs (à 2,1 milliards, estimation Vontobel) et chuté de la deuxième à la cinquième place du classement.

Pour l’exercice en cours, Jean-Philippe Bertschy établit des projection­s plutôt conservatr­ices: «Ce sera la suite de l’effet boomerang. Si l’on regarde les statistiqu­es d’exportatio­ns, la tendance n’est pas très encouragea­nte sur les derniers mois – certaines marques voyant leurs ventes déjà s’effondrer en ce début d’année.» Autrement dit, la polarisati­on du secteur devrait encore se renforcer. Prime aux vainqueurs.

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