C’est l’heure du retour de boomerang
Le secteur a connu un développement sans précédent, poussé par la polarisation de la demande et la raréfaction qui en a découlé. Mais la demande et l’offre se rééquilibrent et des marques en souffrent. Surtout les grands groupes
Les économistes peuvent rajouter un élément de langage à leur lexique: la prime à la frustration. Car c’est bel et bien un phénomène de ce type qui a permis à l’horlogerie suisse de se hisser à un niveau jamais atteint. Et c’est ce qui transparaît à la lecture de la dernière étude sectorielle, publiée ce vendredi par la banque Vontobel.
L’explication tient en quelques mots. La concentration de la demande sur quelques marques et quelques modèles a dramatiquement amplifié la stratégie de raréfaction propre à l’horlogerie de luxe. Sur certaines montres, les délais d’attente ont atteint plusieurs années. Suffisamment frustrant pour entraîner un report des achats. Mais la tendance arrive à terme.
Jean-Philippe Bertschy, analyste luxe de Vontobel, auteur de l’étude, confirme: «Nous assistons à un effet boomerang. Pendant plusieurs années, l’offre était insuffisante sur les produits les plus demandés – il n’y avait aucune disponibilité sur certains modèles iconiques (Daytona, Royal Oak, Nautilus par exemple) – et beaucoup de marques secondaires ont profité de cet effet de rareté. Maintenant qu’il y a plus de disponibilité, la demande se concentre à nouveau sur ces montres de référence. La clientèle n’est pas dupe.»
Pourtant, en apparence, tout va bien. Jean-Philippe Bertschy le rappelle en préambule de son rapport avec un chiffre: les exportations horlogères ont atteint un pic historique en 2023, à 25,5 milliards de francs. Cette montagne repose sur les épaules d’un petit club de géants. Sur les quelque 350 marques actives en Suisse (c’est une projection, il n’existe pas de recensement officiel), moins d’une dizaine dépassent le milliard de francs de chiffre d’affaires. Le chef de file est genevois, Rolex, dont les ventes sont estimées à 10,1 milliards de francs. Le groupe ne publie aucune donnée, mais ce montant est corroboré par Morgan Stanley et LuxeConsult, dans une étude publiée fin février.
Jean-Philippe Bertschy complète l’image en rappelant l’évolution fulgurante du secteur depuis 2019, année de référence pré-covid. Rolex était alors à 5,8 milliards. Sur la même période, Cartier (montres) est passé de 1,8 milliard à 2,6 milliards, montant de la troisième à la deuxième place du classement 2023. Suivi par Patek Philippe (de 1,5 milliard à 2,3 milliards) et Audemars Piguet (de 1,2 à 2,3 milliards).
Parmi les coureurs de tête, il faut encore citer la marque Breitling, entrée dans le top 10 l’année dernière. Résultat d’une progression organique de 66% entre 2019 et 2023. L’analyste modère toutefois: «La progression de Breitling, non seulement en termes de ventes mais également de profitabilité, est évidente, mais il faut prendre en compte la stratégie retail. En quelques années, le nombre de boutiques en propre est passé de quelques unités à plus de 200.»
C’est dans la suite du classement que l’effet boomerang commence à faire mal. Car, à l’exception de quelques indépendants, quasiment toutes les marques en mains de groupes (Richemont, Swatch Group, LVMH) ont perdu du terrain. Comment l’expliquer? Jean-Philippe Bertschy a son idée: «Les grands groupes ont trop cherché à tout centraliser. Les marques sont étouffées par les structures organisationnelles et le poids administratif. Moins d’esprit entrepreneurial, trop peur de faire faux. Si Richemont ne pouvait s’appuyer que sur ses spécialités horlogères, sans Cartier et Van Cleef & Arpels, la croissance serait bien en dessous des chiffres publiés.»
Une tendance «pas très encourageante»
«Les grands groupes ont trop cherché à tout centraliser. Les marques sont étouffées par les structures organisationnelles et le poids administratif» JEAN-PHILIPPE BERTSCHY, ANALYSTE LUXE CHEZ VONTOBEL
On soulignera tout de même la bonne tenue de Vacheron Constantin, seule marque pure horlogerie de Richemont à être montée dans le classement (ventes à 996 millions de francs en 2023 selon Vontobel; 1,1 milliard selon Morgan Stanley/LuxeConsult).
L’étude démontre que la sous-performance est aussi à l’oeuvre chez Swatch Group. Le fer de lance du biennois, Omega, a reculé de 200 millions de francs (à 2,1 milliards, estimation Vontobel) et chuté de la deuxième à la cinquième place du classement.
Pour l’exercice en cours, Jean-Philippe Bertschy établit des projections plutôt conservatrices: «Ce sera la suite de l’effet boomerang. Si l’on regarde les statistiques d’exportations, la tendance n’est pas très encourageante sur les derniers mois – certaines marques voyant leurs ventes déjà s’effondrer en ce début d’année.» Autrement dit, la polarisation du secteur devrait encore se renforcer. Prime aux vainqueurs.
■