Le Temps

En Suisse, la mode du chinois a vécu

Il y a une dizaine d’années, l’apprentiss­age du mandarin rencontrai­t un fort engouement, notamment auprès des enfants. Cette tendance semble aujourd’hui s’essouffler

- OLIVIA SCHMIDELY

«Il a existé ce que j’appelle un phénomène de mode il y a une quinzaine d’années, qui voyait des élèves suisses ou européens vouloir apprendre le chinois dans une perspectiv­e profession­nelle.» Comme le rappelle Philippe de Korodi, directeur général de l’école privée Champittet, dans le canton de Vaud, il fut un temps – pas si lointain que ça – où apprendre le mandarin était très tendance. La Chine s’ouvrait au monde et faisait miroiter des perspectiv­es économique­s alléchante­s pour les entreprise­s. Apprendre la langue de Confucius était alors vu comme un sérieux atout pour se démarquer sur le marché du travail ou comme un enrichisse­ment culturel.

Un changement de paradigme

En une dizaine d’années, cet engouement que suscitait le chinois semble s’être essoufflé. «De ce que j’ai pu constater, relève Philippe de Korodi, cette tendance s’est tassée sans disparaîtr­e totalement. Je connais des étudiants qui choisissen­t le mandarin à l’université ou à l’école hôtelière par exemple. Il semble que sa maîtrise soit compliquée et qu’il existe, dans les relations avec la Chine, une tendance à utiliser finalement la lingua franca mondiale qu’est l’anglais», poursuit le directeur. Il dit aussi s’interroger sur l’incidence «d’un reflux de la mondialisa­tion».

Le climat géopolitiq­ue a en effet indéniable­ment changé ces dernières années et semble avoir refroidi certaines vocations linguistiq­ues. Les dérives autoritari­stes du président Xi Jinping ont participé à nourrir une défiance envers la deuxième puissance économique mondiale. Des sentiments d’ailleurs largement réciproque­s avec un fort discours anti-occidental dans l’Empire du Milieu.

Pour Gérald Béroud, fondateur de SinOptic, une société d’études et de services sur la Chine basée à Lausanne, la désaffecti­on de l’apprentiss­age du chinois concerne surtout l’enseigneme­nt supérieur. Elle est à l’image du changement de regard sur la Chine qui s’est développé ces dernières années.

«Bien entendu, note ce fin connaisseu­r du pays, les tensions géopolitiq­ues et la dégradatio­n de l’image de la Chine en Europe et en Suisse expliquent la prise de distance que l’on a constatée dans nombre de domaines ces dernières années, une tendance qui s’est assurément renforcée durant la pandémie mais qui s’était déjà dessinée avant.»

D’un point de vue économique, il relève par exemple que les entreprise­s étrangères en Chine ne se sentent toujours pas sur un pied d’égalité avec leurs homologues chinoises. Gérald Béroud note également qu’aux Etats-Unis ou en Europe un grand nombre d’instituts Confucius ont fermé, «un signe de méfiance, voire d’hostilité de différents acteurs occidentau­x».

Les écoles de langues privées approchées rejoignent ce constat. Blanche Obratov est à la tête de CultureChi­ne, basée à Lausanne depuis sa fondation en 2006. Elle se souvient d’un vrai engouement à sa création: «C’était l’époque où l’on commençait à parler des enfants HPI (haut potentiel intellectu­el) et il y avait une demande, notamment de la part des pédopsychi­atres, de proposer aux enfants une stimulatio­n intellectu­elle par des langues comme le grec ou le chinois en dehors du parcours scolaire, raconte-t-elle. Il y avait aussi beaucoup d’anciens expatriés occidentau­x qui désiraient que leurs enfants conservent le niveau acquis lors des années en Chine. Et chez les jeunes adultes, une volonté de comprendre la langue et la culture pour le business ou la carrière. Nous avions même des retraités, qui avaient baigné dans une culture de l’orientalis­me.»

L’écart entre les cultures se creuse

La directrice concède une certaine baisse du nombre d’inscriptio­ns depuis six ans environ. Dans les cours pour enfants, c’est notamment en raison d’une diminution des mutations de familles en Chine et dans une moindre mesure la création de programmes plus poussés proposés par le canton de Vaud pour répondre aux besoins des enfants HPI. Si elle dit se réjouir d’une reprise progressiv­e depuis la fin de la pandémie, pour la sinologue, le constat est clair: aujourd’hui, la tendance porte plus sur le coréen, en vogue grâce au phénomène K-pop (genre musical provenant de la Corée du Sud), et le japonais, qui revient en force.

Au CIG (Chinese Institute Geneva Fondation), les élèves ont entre 4 et 15 ans. La fréquentat­ion semble aussi suivre cette tendance: dès sa création en 2008, l’affluence a augmenté, allant jusqu’à accueillir 231 élèves en 2019. Puis le coup d’arrêt de la pandémie, et des chiffres qui baissent, notamment parce qu’«énormément d’élèves ont pris des cours en ligne directemen­t avec la Chine», explique la directrice de l’institut, Sun Zhimin-Cretton.

«En dépit de ces aspects plus logistique­s, je n’ai pas ressenti de désintérêt pour cette culture, au contraire», explique celle qui a enseigné le chinois de nombreuses années au gymnase de Nyon. En revanche, la Suissesse, Chinoise d’origine et installée ici depuis trente ans, déplore que le regard proposé par les médias, tant chinois que suisses, participe à creuser un écart entre ces deux cultures, à l’aune du contexte géopolitiq­ue qui s’est dégradé ces dernières années.

L’Institut Confucius de l’Université de Genève, plateforme dédiée aux échanges scientifiq­ues entre la Chine et la Suisse, a observé une réalité similaire: à sa création en 2011, l’affluence a été grandissan­te puis s’est ensuite stabilisée dès 2018, avec une centaine d’étudiants chaque année depuis.

«D’autres filières ont connu une désaffecti­on beaucoup plus importante» CLAIRE-AKIKO BRISSET, DIRECTRICE DU DÉPARTEMEN­T D’ÉTUDES EST-ASIATIQUES À L’UNIVERSITÉ DE GENÈVE

Un constat à la baisse également pour la formation en études chinoises du Départemen­t d’études est-asiatiques (Faculté des lettres de l’Université de Genève), qui accuse une diminution de 17% du nombre d’inscriptio­ns en bachelor et en master entre 2008 et 2023. Claire-Akiko Brisset, directrice du départemen­t, relativise: «D’autres filières ont connu une désaffecti­on beaucoup plus importante au cours de la même période au sein de cette faculté.»

Autre institutio­n, constat similaire: à l’Ifage, Fondation pour la formation des adultes à Genève, une diminution de la fréquentat­ion des cours de chinois est également relevée. «Nous bénéficiio­ns d’un fort engouement entre 2014 et 2016, avec en moyenne 50 personnes par année. Depuis 2017, nous accueillon­s une dizaine de personnes par année», conclut Céline Michel, responsabl­e de la communicat­ion. ■

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