Le Temps

«Le vélo se retrouve avec les monstres qu’il a créés»

Anciens champions de Suisse et de France, Jonathan Fumeaux et Arthur Vichot portent un regard désenchant­é mais pas forcément nostalgiqu­e sur le cyclisme actuel, qui a selon eux subi ces dernières années une accélérati­on davantage qu’une révolution

- PROPOS RECUEILLIS PAR PIERRE CARREY X @PierreCarr­ey_

Jonathan Fumeaux a été sacré champion de Suisse de cyclisme sur route en 2016 à Martigny. Arthur Vichot a été champion de France à deux reprises en 2013 et 2016. Jeunes retraités des pelotons, le Valaisan et le Franc-Comtois n’ont plus de lien d’activité avec leur ancien sport, ce qui les place à bonne distance pour l’observer. Le Temps les a réunis pour répondre à la question posée durant cette semaine: le cyclisme va-t-il trop loin?

Tadej Pogacar a remporté les Strade Bianche le week-end dernier, grâce à une attaque longue portée de 80 km. Est-ce du panache à l’ancienne ou de la science moderne?

Jonathan Fumeaux: Pour le grand public, c’est joli. On retrouve d’ailleurs cette manière de courir sur le Tour de France, plus animé qu’à l’époque de Sky, qui cadenassai­t la course. Aujourd’hui, l’équipe du maillot jaune continue d’imposer un contrôle, mais les attaques ont tendance à fuser. Le problème, c’est qu’en attaquant de si loin les grands coureurs tuent le suspense. C’est interminab­le à regarder devant la télé.

Arthur Vichot: Ça m’ennuie totalement. Il y a dix ans, seul [Fabian] Cancellara pouvait réaliser ce genre de chose, alors que c’est devenu une norme pour [Tadej] Pogacar, Remco [Evenepoel] et quelques autres. Je crois que le vélo se retrouve maintenant avec les monstres qu’il a créés. Je ne peux pas blâmer Pogacar, ce n’est pas lui qui est responsabl­e de la trajectoir­e de son sport. Il est un peu le Frankenste­in du vélo, la créature qui échappe à son créateur.

Quelle est cette trajectoir­e du vélo?

J. F.: Le cyclisme a beaucoup évolué autour de 2019, deux ans après mon départ. Ce n’est pas un sentiment de «vieux» coureur qui se plaint que le monde a changé ou qui n’arrive plus à suivre, c’est une réalité. Tout s’est passé très vite. Pour mon premier Tour de Suisse, en 2014, il y avait 50 coureurs dans le peloton principal en montagne. Deux ans plus tard, en produisant le même effort, nous étions une centaine. Le niveau s’est homogénéis­é, les équipes se sont structurée­s. C’est le moment où les jeunes coureurs ont commencé à vivre et à s’entraîner comme des pros.

A. V.: Le cyclisme ressent les effets du Team Sky [arrivé dans le peloton en 2010 et vainqueur de son premier Tour de France en 2012 avec Bradley Wiggins]. C’étaient les précurseur­s. Ils avaient des moyens financiers très supérieurs aux autres. Petit à petit, toutes les équipes ont essayé de suivre. Le cyclisme a été pris dans un engrenage. Plus d’argent, donc plus de pression, plus de moyens mis en oeuvre, plus de personnel qualifié, plus de camps d’entraîneme­nt, plus de matériel, plus de nutrition… A la fin, il est normal que ça roule plus vite.

Le vélo est donc devenu plus pro?

J. F.: Quand je pense à notre nutrition… C’était n’importe quoi! J’ai l’impression de parler comme un coureur des années 1970, alors que j’étais encore sur un vélo il y a sept ans. On roulait avec un bidon et une pâte de fruits. Certains jours, le peloton roulait tellement vite qu’on n’avait pas le temps de manger. Et le lendemain, on bouffait comme des ogres pour compenser!

A. V.: On prenait des coups de bambou et on ne savait même pas pourquoi! Pourtant, on n’était pas du genre à faire la bamboche. Aujourd’hui, les meilleurs ont une nutrition tellement bien réglée qu’ils ne craquent jamais

de ce côté-là. Une grosse équipe ou un champion ont très peu de chances de louper un objectif.

J. F.: Le cyclisme avait un gros retard à rattraper, sur le football par exemple…

A. V.: Je crois que la référence se situe dans les sports américains, la NBA et la NFL. Le basket et le football américains brassent les plus gros budgets du sport, et comme il paraît que c’est l’argent qui gouverne le monde… Ils analysent tout à outrance et sont très avancés dans les stats. Le vélo a essayé de rentrer là-dedans vers 2018-2020, à grand renfort de data. C’était un sport imprévisib­le et, maintenant, il ne laisse plus de place au hasard. Les seules variables qui peuvent empêcher une victoire annoncée, ce sont les éléments – le vent, la pluie, le froid –, un virage dangereux… Et encore!

Ce sport est donc en train de subir sa révolution?

J. F.: Je ne sais pas s’il y a des changement­s radicaux ou une accélérati­on de ce qui existait déjà. Que les meilleures équipes aient les plus gros moyens et les meilleurs coureurs, c’était une situation acquise. L’argent a certaineme­nt exacerbé les choses, mais je ne veux pas donner l’impression que le cyclisme est aujourd’hui plus sérieux qu’à notre époque. Moi, j’ai toujours fait ce métier à fond, mais avec les moyens dont nous disposions. Le cyclisme n’est pas plus profession­nel qu’avant. Mais être profession­nel aujourd’hui, c’est se retrouver dans un système infiniment plus pointu sur tous les détails.

A. V.: Quand je suis arrivé dans le peloton, j’ai eu pour coéquipier Frédéric Guesdon [ancien vainqueur de Paris-Roubaix], qui avait douze ans de plus que nous. Il a dû nous prendre pour des sorciers avec nos capteurs de puissance. Un jour, il est possible que Pogacar se sente dépassé par la jeune génération qui arrivera derrière lui. C’est un cycle naturel. Et d’ailleurs, même si je ne suis pas fan de cette trajectoir­e, je ne suis pas sûr que j’aurais été malheureux dans le cyclisme de maintenant. On est conditionn­é par son milieu. Comme j’avais des aptitudes sur le vélo, je serais sûrement devenu cycliste en 2024, je me serais adapté.

J. F.: Par contre, tu aurais arrêté ta carrière très jeune. La jeunesse des meilleurs mondiaux, c’est ce qui me frappe le plus. Là-dessus, le cyclisme rejoint un peu le foot, si tu permets. Tu aurais été quasiment profession­nel à 15 ans et tu aurais arrêté ta carrière avant tes 30 ans.

A. V.: Mais rien ne dit que ce soit un projet de vie d’être cycliste pro après 30 ans! Plus qu’une révolution, je crois qu’on assiste à une évolution. Et puis, est-ce que ce n’est pas de la nostalgie, tout ça? On est tous un peu romantique­s, on aime le cyclisme chevaleres­que. Derrière les courses assistées par ordinateur, on a un peu de mal. Mais je n’ai aucune amertume. Les changement­s qu’on observe dans le cyclisme suivent une courbe logique. ■

«Les grands coureurs tuent le suspense» JONATHAN FUMEAUX

«Il est possible qu’un jour Pogacar se sente dépassé» ARTHUR VICHOT

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(ANOUK FLESCH) Lars van der Haar (Baloise Trek) au Cyclocross de Zonhoven, 2024.
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