Cancer et tests sanguins: où en est-on?
Très médiatisés, les tests sanguins promettent de pouvoir détecter différents cancers avant l’apparition des premiers symptômes. Leur efficacité est en cours d’évaluation, notamment au sein d’une large étude comprenant plus de 140 000 personnes
C’est sans doute l’un des domaines de la médecine qui a connu le plus de progrès ces vingt dernières années. Forte d’une compréhension toujours plus pointue de la biologie des cellules tumorales, l’oncologie peut en effet se targuer d’avoir vu l’avènement de deux révolutions, toujours en cours. Avec d’un côté l’immunothérapie, qui a pour objectif de stimuler les capacités intrinsèques du système immunitaire à détecter et combattre les cellules cancéreuses, et de l’autre l’oncologie de précision, proposant des traitements personnalisés en fonction des particularités moléculaires de la tumeur.
Malgré ces avancées, «le principal déterminant de la guérison reste le stade du diagnostic», comme le pointe un éditorial paru le 26 janvier dans la revue Science. Et le fait est valable pour la grande majorité des cancers: plus ceux-ci sont détectés tôt, plus grandes sont les chances de parvenir à les soigner.
En parallèle aux outils de dépistage classiques (tels qu’examens d’imagerie et biopsies), les très médiatisés tests sanguins promettent de pouvoir détecter précocement la présence possible de cancers. Mais que valent-ils à l’heure actuelle? Quels sont leurs risques et leurs avantages? Des questions que nous avons soumises à deux experts.
1 Les tests sanguins multicancers, comment ça marche?
Les tests sanguins fonctionnent selon un principe d’apparence simple: détecter des biomarqueurs spécifiques au cancer afin de pouvoir dépister la maladie avant même l’apparition des premiers symptômes. La tâche n’est toutefois pas aisée. Le sang ne contient en effet qu’une infime quantité d’ADN libéré par les cellules cancéreuses, ce que l’on appelle l’ADN tumoral circulant. Et celui-ci ne circule que de manière brève dans notre organisme. Il s’agit donc, dans un premier temps, de parvenir à amplifier le signal pour réussir à le détecter.
Différentes stratégies sont ensuite envisageables. L’une d’entre elles consiste à partir à la recherche de mutations connues du cancer dans l’ADN tumoral circulant. C’est la piste explorée par exemple par le test sanguin appelé CancerSeek mis au point par la Johns Hopkins University School of Medecine, qui cherche à détecter des altérations dans 16 gènes associés au cancer dans des fragments d’ADN tumoral circulant, et qui mesure également les niveaux sanguins de neuf protéines surproduites par certains types de cancer, comme celui du foie, du pancréas, du poumon, du sein, de l’oesophage, de l’estomac, de l’ovaire, ou encore du colon et du rectum.
Une autre option, adoptée par la société Grail et son test Galleri – qui assure pouvoir identifier plus de 50 cancers différents –, consiste à détecter les groupes méthyles, à savoir des groupements de carbone et d’hydrogène liés à l’ADN. En se positionnant sur ce dernier, les groupes méthyles activent ou désactivent certains gènes et modifient ainsi la façon dont la cellule lit le génome, c’est ce que l’on appelle le processus de méthylation de l’ADN. «Ce sont des mécanismes de régulation de l’ADN qui sont souvent altérés dans les cancers, il s’agit donc d’un signal très intéressant à exploiter dans le diagnostic», relève le professeur Olivier Michielin, chef du département d’oncologie des Hôpitaux universitaires de Genève (HUG).
«Les groupes méthyles des tumeurs sont très spécifiques en termes de nombre et de distribution, ajoute la professeure Solange Peters, cheffe du service d’oncologie médicale du Centre hospitalier universitaire vaudois (CHUV). Il s’agit de la méthode la plus avancée à l’heure actuelle, mais il importe d’être bien certains qu’il s’agit de méthylations du cancer et non de notre ADN normal.» Un aspect crucial, lorsque l’on sait que le vieillissement peut, à lui seul, provoquer des mutations, même sans qu’un cancer soit présent.
2 Quels sont les résultats observés jusqu’ici?
A quel point les tests de dépistage multicancers sont-ils à même de découvrir des cancers à des stades précoces? Sont-ils fiables? Prenons le cas du test sanguin Galleri, déjà vendu sur ordonnance aux Etats-Unis (mais sans l’approbation de l’administration américaine des médicaments) pour 949 dollars.
Dans une première étude publiée en septembre 2021 dans Annals of Oncology, la société Grail a comparé des patients atteints de cancer (n = 2823) à d’autres en bonne santé (n = 1254) afin d’évaluer la sensibilité (à savoir la probabilité d’être testé positif lorsque l’on est malade) de leurs tests à différents stades d’évolution de la maladie. Résultats: l’identification correcte d’un cancer était de 16,8% pour le stade I, de 40,4% au stade II et de 77% au stade III. «Ces résultats montrent une sensibilité qui est encore basse, même si c’est mieux que rien, analyse Solange Peters. En médecine, on est content lorsque l’on atteint un chiffre de 80 à 90%, sinon on court le risque d’être faussement rassuré.»
«Une question majeure sans réponse est de savoir si les cancers les plus létaux, qui manquent actuellement de dépistage, par exemple les cancers du pancréas et de l’ovaire, présentent une fenêtre d’opportunité suffisante […] pour déployer une chirurgie curative», peut-on aussi lire dans le magazine Science. «L’idée de n’importe quel dépistage, c’est de pouvoir s’attaquer à une maladie pour laquelle il est possible d’actionner une option thérapeutique à but curatif pour le patient, appuie Solange Peters. Nous ne sommes pas encore sûrs que tous les cancers se prêtent à cette démarche.»
Le test Galleri a également été évalué, par ses concepteurs, dans le cadre de l’essai Pathfinder, dont les résultats ont été publiés dans The Lancet en octobre 2023. Cette fois, l’étude était basée sur une population de 6621 individus de plus de 50 ans présentant un risque élevé de cancer mais sans suspicion de cancer actif. Un signal de cancer a été détecté chez 92 participants (1,4%). Parmi ces derniers, 35 (38%) ont été diagnostiqués avec un cancer, ce que l’on nomme de vrais positifs, alors que 57 (62%) n’ont, au final, pas reçu de diagnostic de cancer et se sont donc avérés de faux positifs. Tous ont néanmoins dû réaliser à la fois des tests de laboratoire et des examens d’imagerie supplémentaires, un participant révélé faux positif ayant même subi une intervention chirurgicale. «Cela signifie que si vous avez un résultat positif, vous allez devoir faire toute une batterie de tests et votre vie peut rapidement devenir un enfer, possiblement pour rien», pointe la médecin lausannoise.
«Le taux de faux positifs est important, car il régit le volume de tests ultérieurs nécessaires, qui sont généralement coûteux et invasifs, souligne de son côté la professeure Clare Turnbull, de l’Institut de recherche sur le cancer à Londres, dans une opinion critique publiée le 19 janvier dans The Lancet. Celui du test Galleri est prétendument de 0,5%. Si un dépistage annuel était proposé aux 20,3 millions de citoyens britanniques âgés de 50 à 77 ans, cela signifie que plus de 100 000 personnes par an demanderaient une enquête approfondie en l’absence de cancer.»
3 Comment améliorer ces tests?
Déjà, en conduisant des études à plus large échelle. La société Grail a, dans ce sens, conclu un partenariat avec le National Health Service britannique, afin de conduire entre 2021 et 2024, un essai clinique randomisé sur 140 000 individus asymptomatiques entre 50 et 75 ans. L’objectif: savoir s’il est réellement possible, en combinant des dépistages cliniques standard aux tests sanguins, de découvrir des cancers à des stades précoces, et éventuellement identifier des sous-groupes pouvant déjà profiter de cette approche.
«L’enjeu est de bien définir la population cible pouvant bénéficier de ce type de dépistage, observe Olivier Michielin. Si l’on applique ces tests à une population où le risque d’avoir un cancer est très faible, le nombre de faux positifs peut devenir important par rapport aux vrais cas détectés. L’intelligence artificielle pourrait permettre de mettre en place des stratégies de dépistage plus individualisées, en fonction du profil de risque du patient – par exemple si ce dernier est fumeur, ce à quoi il a été exposé dans son environnement, ses précédents résultats de laboratoires, ou encore son histoire clinique précise –, et ainsi améliorer le rendement de ces tests.»
Une autre option serait de combiner ces tests avec des dépistages classiques, comme un dosage du PSA (une protéine sécrétée par les cellules de la prostate), une mammographie, une coloscopie ou encore un scanner des poumons. «En combinant les modalités, on court toutefois le risque d’avoir des informations discordantes entre les tests sanguins et les autres formes de dépistage, rendant ainsi la prise en charge plus complexe», poursuit Olivier Michielin.
«A l’heure actuelle, je ne conseillerais pas ce type d’analyse car les résultats amènent davantage de confusion qu’autre chose. Que fait-on en cas de résultats positifs? On fait des scanners et on répète le test tous les six mois?, s’interroge Solange Peters. Néanmoins, il faut garder en tête que ces dispositifs sont sans cesse en train de s’améliorer et le monde scientifique avance vite, notamment sur la description des méthylations. Probablement que dans quelques années nous serons donc armés de tests supplémentaires pour dépister le plus tôt possible un éventuel cancer.» ■
«L’enjeu est de bien définir la population cible pouvant bénéficier de ce type de dépistage» OLIVIER MICHIELIN, CHEF DU DÉPARTEMENT D’ONCOLOGIE DES HÔPITAUX UNIVERSITAIRES DE GENÈVE