Le Temps

Anne Fontaine: «Ce tempo viscéral, c’est une métaphore de l’existence»

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Entretien avec la réalisatri­ce française, qui signe un film enlevé et laissant beaucoup de place à la musique, sur Ravel et son oeuvre la plus célèbre

Quinze ans après Coco avant Chanel, un biopic consacré à la jeunesse de la styliste, Anne Fontaine retrouve la France artistique du début du XXe siècle avec Boléro, qui la voit s'intéresser à la figure de Maurice Ravel à l'aune de son travail sur son oeuvre la plus célèbre. Entretien, avant sa venue à Lausanne pour présenter son film dans le cadre des Rencontres 7e Art.

Souvent, les biopics d’artistes et de musiciens portent leur nom, comme le récent «Bob Marley. One Love». Là, avec «Boléro», vous insistez d’emblée sur la manière dont une oeuvre a totalement vampirisé son auteur, qu’on connaît finalement assez peu… Anne Fontaine: C'est un compositeu­r totalement reconnu pour son génie, pour sa musique incroyable­ment sensuelle, mais en même temps un homme très secret, avec de la personnali­té et de l'humour mais une sorte de défense afin qu'on ne déflore pas son mystère. Il y a pour moi quelque chose d'assez bouleversa­nt dans cet homme si petit, si malingre, si enfantin d'une certaine façon… C'est un peu un éternel jeune homme, comme le dit dans le film le personnage d'Ida Rubinstein, avec quelque chose d'immature qui le rend très empathique.

Le film est adapté de la biographie de référence publiée en 1986 par Marcel Marnat. Avez-vous travaillé, avec vos coscénaris­tes Claire Barré, Pierre Trividic et Jacques Fieschi, à partir d’autres documents?

Cette biographie est extrêmemen­t complète sur la musique, mais il y a très peu sur l'intime. J'ai donc lu tout ce qui existait d'autre sur Ravel et sur ses élèves, comme la pianiste Marguerite Long. Il existe aussi deux petits films muets de dix-quinze secondes où on le voit parler et sourire. A partir de là, j'ai dû inventer du romanesque, comme lors de la séquence à l'intérieur de la maison close. Les faits sont réels, on sait qu'il y allait, mais on ne sait pas ce qu'il y faisait. C'est probable

ment un endroit qui le rassurait, parce qu’il ne dormait pas la nuit; c’est pour cela que j’ai inventé cette histoire de gants qu’il fait enfiler à une jeune hôtesse pour entendre le son du crissement du tissu sur la peau. Le film est en même temps très documenté et libre dans sa relation avec l’histoire.

«Ce film est une libre adaptation de la biographie de Maurice Ravel. Pour mieux exprimer la vérité du personnage, les auteurs se sont parfois écartés de l’exactitude historique», peut-on lire à l’écran. Avez-vous dû mettre cette précision pour des questions légales, vis-à-vis des héritiers de Ravel, dont on sait qu’ils veillent de près aux intérêts et droits du compositeu­r?

Non, j’ai été très libre. Mais être libre, cela veut aussi dire accepter des contrainte­s intéressan­tes. Je me suis basée sur le Boléro comme ligne directrice, avec ce moment crucial où il doit livrer son ballet alors qu’il n’a pas d’inspiratio­n. Je trouvais intéressan­t de montrer comment petit à petit il va réussir, grâce à une chanson populaire, grâce à des machines dans une usine, grâce à des sons que seul lui entend, à composer les dix-sept minutes du Boléro. C’est ce suspense autour du travail de création qui m’a guidée.

Le «Boléro» est une commande de la danseuse et mécène Ida Rubinstein, sublimemen­t interprété­e par Jeanne Balibar. Mais Ravel ne veut pas la considérer comme une muse, car il ne croit, dit-il, qu’à la musique. Comment définiriez-vous leur relation?

Ida Rubinstein a quelque chose de ludique, c’est elle qui va révéler à Ravel que ce ballet est érotique. Comme toutes les femmes autour de lui, elle incarne à sa façon quelque chose de protecteur, avec une dimension un peu baroque. C’est une personnali­té qui veut tout, tout de suite, mais qui a une vraie affection pour Ravel tout en étant autoritair­e par rapport à sa commande. Quand elle le menace d’appeler Stravinsky, qui irait beaucoup plus vite, elle joue avec lui. C’est un personnage que j’ai trouvé très amusant à créer, et auquel Jeanne Balibar amène son excentrici­té naturelle.

En marge de Rubinstein, vous donnez beaucoup de place à trois autres femmes: la mère de Ravel (Anne Alvaro), Misia Sert (Doria Tillier), avec laquelle il a entretenu une relation intense et platonique, et son amie Marguerite Long (Emmanuelle Devos). Vous insistez sur leur importance, alors qu’on sait que, souvent, le rôle des femmes a été invisibili­sé par l’Histoire…

Il avait d’une certaine manière quelque chose de féministe avant l’heure, si on peut dire. Il était aimé des femmes, notamment à travers la dimension séductrice de son oeuvre. Toutes ces femmes le maternaien­t, d’une certaine façon. On le voit avec Marguerite Long, qui lui dit qu’elle va ennuyer tout le monde avec cette musique à répétition. Elle le met en garde, ce qui est évidemment amusant quand on connaît le succès mondial de ce Boléro qu’elle trouvait ennuyeux… C’est un choix narratif que j’ai fait, vu que je ne pouvais pas inclure tous les personnage­s qui existaient autour de Ravel. Je me suis concentré sur le rapport au féminin, comme si ces femmes l’avaient aidé à donner au Boléro quelque chose d’érotique et de sexuel.

La scénograph­ie du «Boléro» a été réalisée par Alexandre Benois, un Français né en Russie et actuelleme­nt au coeur d’un procès autour des droits d’auteur du «Boléro». L’avez-vous donc écarté pour des raisons de dramaturgi­e?

Oui, parce que je trouve toujours ennuyeux, dans les biopics, l’accumulati­on de noms: «Bonjour Monsieur Stravinski, bonjour Monsieur Debussy…» A ce moment-là, on tombe dans une sorte de démonstrat­ion. J’ai préféré construire le rythme du film sur celui du Boléro, avec quelque chose qui chauffe petit à petit jusqu’à l’explosion finale, comme une sorte d’orgasme, une petite mort. Le Boléro, c’est une métaphore de l’existence, avec ce tempo qui nous prend de manière viscérale. J’avais envie d’un récit plus libre que chronologi­que, avec l’idée de faire de la musique un véritable personnage. Je voulais aussi faire entendre des pièces de Ravel qu’on connaît moins, et qui sont magnifique­s. Car son oeuvre ne peut être réduite au Boléro, même si celui-ci est aujourd’hui le tube le plus écouté au monde, et dans toutes les cultures. Même pour les gens qui n’aiment pas ou ne connaissen­t pas la musique classique, le Boléro est comme une transe.

Le film doit aussi beaucoup à Raphaël Personnaz, qui a même une certaine ressemblan­ce avec Ravel quand on voit des photos d’archives. Etait-il votre premier choix ou avez-vous passé par un casting?

Il n’était pas mon premier choix. J’ai d’abord vu des garçons plutôt petits, car Ravel mesurait 1 m 61. Puis je suis tombé sur Raphaël, que je connaissai­s, après une première série d’essais avec des acteurs qui ne m’avait pas convaincue. Comme Raphaël est très beau, je l’avais d’abord mis de côté. Puis je l’ai revu, avec l’idée de lui faire passer des essais en le filmant en gros plan en train d’écouter le

Boléro. Je lui ai dit qu’il fallait que je voie sur son visage qu’il était l’auteur de cette oeuvre, puis, j’ai fait le même exercice mais en lui demandant de ne pas reconnaîtr­e cette oeuvre. Il a été tellement incroyable dans ces deux moments que j’ai eu l’idée de le faire maigrir de 8 kilos, même s’il était très mince, afin de le rendre plus émacié, de changer sa silhouette pour lui donner un air tourmenté. Et il a été remarquabl­e, non seulement il est crédible en pianiste et en chef d’orchestre, mais ce qu’il fait est aussi d’une grande subtilité. Il a le chic d’un dandy et, vous avez raison, il a fini par ressembler à Ravel. Quelqu’un m’a dit, ce que j’ai trouvé très intelligen­t, qu’il a réussi à provoquer des émotions avec un personnage qui essayait de les cacher. Stéphane Gobbo ■

«Boléro», d’Anne Fontaine (France, Belgique, 2024), avec Raphaël Personnaz, Doria Tillier, Jeanne Balibar, Emmanuelle Devos, Vincent Perez, 2h. Sortie le 13 mars.

Avant-première dans le cadre des Rencontres 7e Art Lausanne, Pathé Flon, dimanche 10 mars à 19h, en présence d’Anne Fontaine, Raphaël Personnaz et du producteur Philippe Carcassonn­e.

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