Le Temps

Portrait du compositeu­r en homme tourmenté

- Stéphane Gobbo @stephgobbo

Comment retracer la vie d’un compositeu­r dont l’oeuvre se résume pour le grand public à une seule mélodie répétitive de dix-sept minutes? S’attaquant à la figure de Maurice Ravel (1875-1937), Anne Fontaine a parfaiteme­nt trouvé la solution: elle raconte dans Boléro la difficile création de la pièce éponyme en l’inscrivant de manière plus globale dans le parcours d’un homme secret et totalement dédié à son art. Afin d’insister d’emblée sur la modernité du Boléro, elle nous montre en ouverture un Ravel (Raphaël Personnaz, à la fois intense et évanescent) fasciné par la symphonie mécanique et bruitiste d’une usine. «Cette musique, c’est la marche du temps qui avance», s’émerveille-t-il. Pour lui, chaque son était mélodique, sans distinctio­n ni hiérarchie entre la sériosité du classique, la frivolité de la chanson populaire ou la sensualité du jazz, qu’il découvrira lors d’un séjour aux Etats-Unis.

Après un générique en forme de pot-pourri des multiples réinterpré­tations du Boléro à travers le monde, les cultures et les genres, on découvre Ravel au piano lors d’une de ses nombreuses auditions pour le Prix de Rome, qu’il ne remportera jamais. Le voici éliminé au premier tour du concours, trop moderne pour les barbes grises des jurés. Mais il n’en a que faire, préférant s’émerveille­r d’une mélodie orientale qui lui vient d’un arbre caressé par le vent… En quelques minutes, Anne Fontaine parvient magnifique­ment à dessiner les contours de son personnage, qu’on verra ensuite repousser encore et encore le moment de livrer à la danseuse et mécène Ida Rubinstein ( Jeanne Balibar) la musique d’un ballet qu’elle veut érotique, ce

Boléro qui fera en quelque sorte sa renommée et sa perte. Et qu’il finira par littéralem­ent oublier, atteint à la fin de sa vie d’une maladie neurodégén­érative.

C’est le portrait d’un homme totalement habité par la musique et tourmenté – et non d’un génie à qui tout réussit – que livre la cinéaste. Tout en laissant beaucoup de place à la musique, elle souligne à travers son rapport aux femmes, qui ont toutes envers lui quelque chose de maternel et de protecteur, loin de l’image du dandy séducteur qui pourrait transparaî­tre des photograph­ies d’époque, sa quête perpétuell­e d’un absolu qu’il n’atteindra jamais.

Alors que le Boléro demeure l’oeuvre la plus jouée, dont on dit que toutes les quinze minutes une interpréta­tion démarre quelque part dans le monde, Ravel mourra en ayant l’impression d’une carrière inachevée. C’est en tous les cas ce qu’il ressort du film d’Anne Fontaine, un biopic d’une belle profondeur, à l’opposé du catalogue illustré trop souvent inhérent au genre.

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