Le Temps

Jeff Wall, l’essentiel

- La chronique de Jean-Jacques Roth

On aimerait habiter Bâle pour retourner aussi souvent que possible contempler les 55 photos de Jeff Wall exposées à la Fondation Beyeler. Cinquante-cinq photos sur les quelque 200 que cet artiste canadien a minutieuse­ment créées au fil d’une carrière de près de soixante ans. Jeff Wall, c’est le Vermeer contempora­in. Des oeuvres rares, à la fois classiques dans leur réalisatio­n et contempora­ines dans l’esprit: il interroge les failles du présent avec une esthétique qui plonge dans l’histoire de la peinture, de la photograph­ie, de la littératur­e. Il rend éternels les accidents de la vie, mis en scène avec un sens de l’étrange qui crée un trouble indéfiniss­able.

Ce sont ses diapositiv­es rétroéclai­rées qui l’ont rendu célèbre à la fin des années 1970. Wall sortait d’un long silence après avoir exploré les voies de l’art conceptuel qui dominait l’époque, mais qui l’enfermaien­t dans un cul-desac. Il revint avec des grands formats spectacula­ires, extrêmemen­t travaillés, aux couleurs sublimées par l’éclat de ses

light boxes. Des sujets déconcerta­nts, surtout: paysages de sa ville (Vancouver) d’apparence anodine, compositio­ns sophistiqu­ées montrant une chambre aux meubles et au matelas en chaos total (The Destroyed Room, inspiré par Delacroix) ou un groupe d’autochtone­s au pied d’une bretelle autoroutiè­re se racontant une histoire (The Storytelle­r).

Wall utilise souvent des figurants pour mettre en scène ses images qui évoquent une histoire qui s’est déroulée avant ou qui se déroulera après la prise de vues. Parfois non. On ne sait jamais quelle est la part d’instantané, de mise en scène, de montage dans ses travaux. Les notions de hasard et de contrôle se confondent pour former une poétique de l’incertitud­e. Et alors tout devient énigme.

Que font ces deux hommes en discussion tendue, en smoking, dans un décor de nobles boiseries? Ce couple bourgeois dans le diptyque qui les voit poser sur leurs canapés, mutiques, perdus dans leur monde? Qui sont les deux jeunes boxeurs qui s’entraînent dans un intérieur luxueux, moquetté de blanc? Et ce balayeur solitaire, et cet haltérophi­le en plein effort, ou cet homme accroupi sur un trottoir dont le sac fait jaillir un geyser de lait?

Dans l’une de ses photos les plus célèbres,

Dead Troops Talk, une douzaine de soldats soviétique­s semblent se raconter leurs blessures alors que les Afghans qui les ont tués les observent de haut. Jeff Wall a mis six ans pour mettre au point ce tableau photograph­ique (ainsi qu’il aime désigner ses oeuvres). Le mystère provient autant du sujet que de sa puissance narrative. Il incite le spectateur à créer sa propre histoire.

Dead Troops Talk est aussi la cinquième photo la plus chère de l’histoire: elle s’est vendue pour 3,7 millions de dollars en 2012. C’est avec des chefs-d’oeuvre comme celui-ci que Wall a pris une place décisive dans l’histoire de la photo, en lui assignant un pouvoir créatif autonome, aussi important que celui d’autres médiums, telle la peinture. Il allait ainsi à rebours de la tradition documentai­re selon laquelle la photo serait une reproducti­on du réel.

Wall interroge ainsi la vérité de la représenta­tion. Il ne cherche pas l’image vraie, mais l’image juste. Celle qui composerai­t une «peinture de la vie moderne» à la manière de Baudelaire: un théâtre des réalités sociales, des solitudes contempora­ines, des désaccords entre l’homme et son environnem­ent. Un regard unique sur le monde, qui vous change le vôtre. ■

«Jeff Wall», Fondation Beyeler, Riehen (BS), jusqu’au 21 avril.

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