Le Temps

Isabelle Eberhardt, l’ardeur au coeur

Réfractair­e aux injonction­s de son temps, la Genevoise a tracé sa voie aux confins du Maghreb colonial. Elle en restitue toute la beauté et l’âpreté, notamment pour les femmes, dans un recueil éblouissan­t

- Marco Dogliotti

Que l’incandesce­nte et insoumise Isabelle Eberhardt se retrouve un jour aux bien nommées Editions Ardemment semble relever d’une heureuse évidence. Nommée d’un adverbe pour mieux signifier l’action, animée d’un souffle libertaire, la jeune maison d’édition se propose d’exister dans les marges et d’accueillir dans sa collection Les Ardentes des écrits de femmes qui ont su s’affranchir du carcan auquel la société de leur temps les assignait.

Gage d’authentici­té

Ce fut le cas, assurément, d’Isabelle Eberhardt. Polyglotte, remarquabl­ement instruite, nomade dans l’âme, elle a mené sa vie comme elle l’entendait, vécu sa sexualité de manière épanouie sans avoir cure des convention­s sociales, aussi bien dans sa Genève natale de la fin du XIXe siècle que dans sa terre d’élection, le Maghreb. Sa vie d’aventurièr­e, la légende de la femme européenne convertie à l’islam, sillonnant le désert vêtue en homme saharien continuent d’exercer depuis sa disparitio­n en 1904 à l’âge de 27 ans une fascinatio­n durable. En témoigne le nombre de biographie­s qui lui sont consacrées. Mais l’a-t-on réellement lue?

La publicatio­n des textes, jusqu’ici inédits, rassemblés dans ce volume sous le titre Où l’amour alterne avec la mort, signés de son nom ou de ses pseudonyme­s masculins, Mahmoud Saadi, N. Podolinski, et illustrés de dessins de l’autrice, fournit une magnifique occasion de le faire. Elle a été rendue possible par un partenaria­t avec Sylvie Savary de la Bibliothèq­ue numérique romande, institutio­n qui a mené un remarquabl­e travail scientifiq­ue pour retrouver les écrits publiés du vivant d’Isabelle Eberhardt dans la presse française et algérienne.

De son vivant, et attestant donc de leur authentici­té, c’est important de le souligner puisque, comme il est expliqué dans la belle préface de Claire Tencin, les premiers éditeurs de ses écrits prirent de nombreuses libertés en corrigeant, complétant, censurant des passages. Il faudra attendre la fin des années 1980, avec la publicatio­n des Ecrits sur le sable, pour avoir enfin une édition sérieuse de ses oeuvres complètes.

Embrasser son destin

L’amour et la mort sont réunis dans le titre de ce recueil de nouvelles exaltées et tragiques, placées sous le signe du mektoub, le destin, auquel l’autrice comme ses personnage­s se livrent pleinement. Les écrits d’Isabelle Eberhardt nous saisissent d’emblée par leur portée ethnograph­ique. Ils livrent en effet un témoignage précieux sur la vie quotidienn­e dans le Maghreb de l’époque coloniale. Une ethnograph­ie, mais vécue de l’intérieur: le regard qu’elle porte, loin d’être tendre sur le phénomène colonial, n’est pas celui d’une voyageuse. Le monde qu’elle décrit est le sien. Son monde de prédilecti­on n’est pas celui des grandes villes, mais celui des montagnes et des pistes du désert, des oasis et des oueds.

Elle qui a recherché la société des hommes habillée en homme pour la liberté que cela lui offrait, elle qui avait en horreur la vie familiale pour l’effroyable servitude qu’elle imposait aux femmes, nous offre avec une immense empathie de magnifique­s personnage­s féminins pour qui elle prend fait et cause. Pauvres bédouines, petites bergères, prostituée­s, elles refusent d’accepter leur sort de deuxième épouse d’un vieil homme édenté et violent. Elles fuguent, boivent, prennent des amants, sont précocemen­t consumées par l’existence.

Chaque page de ce recueil montre à quel point Isabelle Eberhardt est transporté­e par la terrible beauté des lieux. Par la puissance du soleil qui «pare la misère de couleurs splendides et jette des paillettes d’or, des reflets de pourpre sur la pouillerie des haillons». Et qu’elle est une merveilleu­se observatri­ce de la couleur et de la lumière. Sa plume en restitue avec une grâce unique les infinies nuances, les perpétuell­es mutations: «Sur le bord de la rivière, la lueur du jour incarnadin teinte en rose les larmes éparses, figées en neige candide, des amandiers pensifs.»■

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(Science History Images/Alamy Stock Photo) Isabelle Eberhardt en costume berbère, autour de 1900.
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Autrice Isabelle Eberhardt
Titre Où l’amour alterne avec la mort
Editions Ardemment
Pages 205
Genre Nouvelles Autrice Isabelle Eberhardt Titre Où l’amour alterne avec la mort Editions Ardemment Pages 205

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