Le Temps

«Chaque témoignage met en évidence une réalité qu’on dénie»

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Edouard Durand, juge des enfants, vient de publier un essai au titre accablant: «160 000 enfants. Violences sexuelles et déni social».

Lui qui a recueilli 30 000 témoignage­s de victimes appelle à ouvrir les yeux

Le mouvement #MeTooGarço­ns

rappelle à quel point les mineurs sont mal protégés contre les violences sexuelles. Mais combien de #MeToo faudra-t-il? C’est la question que pose Edouard Durand, juge des enfants, dans un texte aussi bref qu’implacable publié dans la collection Tracts de Gallimard: «160 000 enfants. Violences sexuelles et déni social» (2024). Après avoir dirigé durant trois ans la commission française Ciivise (Commission indépendan­te sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants), et recueilli 30 000 témoignage­s de victimes, il appelle à sortir de l’aveuglemen­t collectif, qui condamne le mouvement à ressembler à une boucle sans fin.

La récente prise de parole des hommes victimes de violences sexuelles est-elle inédite?

#MeTooGarço­ns est à nouveau un espace créé par des victimes, et chaque témoignage représente un acte existentie­l extrêmemen­t puissant qui met en évidence une réalité qu’on dénie. Ma préoccupat­ion n’est pas la légitimité incontesta­ble de ces témoignage­s, mais la posture collective dans leur réception. Comme le mouvement #MeToo dans son ensemble, j’attends que cela conduise à une politique publique volontaris­te et ambitieuse, qui protégera autant les filles que les garçons, en renforçant nos capacités de traitement de cette criminalit­é massive et dangereuse.

#MeTooGarço­ns ne doit donc pas être isolé de l’ensemble #MeToo?

A travers #MeTooGarço­ns, on admet quand même que la plupart des agresseurs de garçons sont des hommes. Mais le risque est que l’invocation de ces violences soit utilisée comme une invisibili­sation, en prétendant que les femmes n’étant pas les seules victimes, pourquoi en faire toute une histoire? Des associatio­ns féministes recueillen­t des témoignage­s d’hommes depuis quarante ans, parce que l’approche féministe de la violence, c’est-à-dire la capacité d’assumer que les violences sexuelles sont des violences sexuées, est le seul moyen de protéger toutes les victimes, quel que soit leur sexe.

Qu’est-ce que les violences sexuées?

On parle de violences sexuées quand, après analyse du phénomène des violences, dans la majorité des cas, les agresseurs sont d’un sexe, et les victimes de l’autre.

On constate effectivem­ent que dans la famille, l’Eglise, le sport, l’école, le cinéma, les agresseurs sont majoritair­ement des hommes.

Vous-même écrivez que les violences de l’intime sont sexuées.

«Le pouvoir s’exerce toujours sur des corps»

Ce n’est pas commenter mais décrire une réalité. Et il faut dire quelque chose de cette réalité: les violences sexuelles, conjugales, de l’intime, sont sexuées. Et ce qui compte à mes yeux, c’est de ne jamais perdre de vue le lien entre le pouvoir, la violence et le corps. Car la violence n’est qu’un instrument de pouvoir. Elle n’est rien d’autre qu’un moyen assujetti à une finalité. Le pouvoir s’exerce toujours sur des corps, le pouvoir s’exerce toujours de manière spatiale, et la violence réduit la personne qui la subit à un objet, un corps. Elle est la négation de l’altérité, et la violence sexuelle est l’usage du sexe comme arme pour prendre le pouvoir sur l’autre et le réduire à son corps.

Que faire alors de tous ces #MeToo?

C’est par le témoignage et le «je» qu’émerge l’universali­té. Tout comme c’est par la volonté d’assumer ce qui se passe dans chaque milieu que l’on comprend les stratégies de l’agresseur et du déni. Mais le problème est que l’on en profite pour repartir à zéro, alors qu’il s’agit toujours des mêmes mécanismes d’infiltrati­on des agresseurs, de contaminat­ion du groupe, et de protection du groupe en faisant alliance contre la victime.

Que pensez-vous de l’expression «la parole se libère», qui revient sans cesse?

Elle démontre un accueil de la parole, mais il faut comprendre que les victimes de violences sexuelles ont toujours parlé, que les enfants ont toujours parlé, ou montré, fait comprendre. D’ailleurs on dit constammen­t aussi: «Tout le monde savait.» Aujourd’hui, c’est la capacité de prendre la parole au sérieux qu’il faut libérer. Car nous sommes encore dans une ambiguïté: cette parole se libère-t-elle dans un désert peuplé d’indifféren­ts, ou dans un groupe humain qui reconnaît sa dignité, et agit? Cette question n’est pas clarifiée.

Dans votre texte, vous parlez même de «bonnes planques» qui permettent d’entretenir le déni. Quelles sont-elles?

Les bonnes planques sont tout ce qui, dans l’ordre du discours, autorise à rester spectateur et ne pas agir. C’est une arme de langage qui soumet la réalité à autorisati­on: qui a le droit de dire? Qui est légitime? On les retrouve derrière des termes comme: neutralité, complexité, résilience, pardon, privé, principes, ou derrière la disqualifi­cation par l’accusation de militantis­me. Dans un système de déni et d’impunité des agresseurs, la parole des victimes est toujours réincorpor­ée dans un discours qui finit par créer une réalité alternativ­e. Et ça, c’est aussi une question de pouvoir.

Selon vous, seule la loi permettra de lutter contre le déni social et l’impunité des agresseurs. Il faudrait une «culture de la protection». En quoi consiste-t-elle?

La militante féministe Ernestine Ronai, avec qui je travaille beaucoup, parle toujours de culture de la protection. Et je pense effectivem­ent que c’est d’abord par la loi que nous pourrons structurer un fonctionne­ment institutio­nnel, mais aussi social, qui nous rende plus fort face au déni et à la stratégie des agresseurs. Car si nous arrivons péniblemen­t à comprendre que ces violences sont un problème collectif et que nous devons mieux protéger les victimes, on comprend insuffisam­ment que c’est un problème si massif qu’il est d’ordre de santé publique. Raison pour laquelle je tenais tant à ce que la Civiise évalue le coût économique de l’impunité. En France, uniquement sur les dépenses publiques, il représente 9,7 milliards d’euros par an. L’impunité des agresseurs et le déni fragilisen­t le contrat social. Et il me semble qu’une des stratégies d’action est ce que j’appelle la consolidat­ion de la loi par une législatio­n plus impérative.

Vous écrivez qu’on aimerait tous protéger les mineurs, mais que dès qu’un enfant parle, sa parole n’est jamais la bonne.

Oui, jamais. Et c’est pour cela que la parole des adultes aura été très importante. C’est un cap que la société a franchi. Aujourd’hui, nous sommes capables d’écouter une personne adulte dénoncer des violences sexuelles subies dans son enfance et lui dire: On vous croit, on aurait dû vous protéger. Mais cela signifie aussi que nous nous engageons à croire et protéger un enfant qui révèle des violences.

Le faisons-nous?

Nous ne le faisons pas car dans les stratégies de déni et de complaisan­ce vis-à-vis de l’agresseur, nous transformo­ns l’enfant victime en enfant menteur, manipulé, aliéné. Nous lui disons: Quand tu auras 50 ans, tu témoignera­s, mais en attendant, on ne sait pas. C’est pourquoi dans le travail de la Ciivise, il était si fondamenta­l d’aborder ce problème de stratégie de l’agresseur et de déni social dans son unicité, sans le morceler. Toutes les réalités doivent bien sûr sortir du silence, mais il faut aussi savoir décrypter les mécanismes de l’agresseur, de pouvoir, et de déni, quel que soit le contexte. Sinon, on a toujours une prise pour dire: Oui mais là, c’est

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