Le Temps

Formation des jeunes: Genève doit se réinventer

Malgré de récents progrès, le canton n’atteint toujours pas les objectifs de la Confédérat­ion en matière de certificat­ion des jeunes. Un dossier épineux pour la cheffe de l’Instructio­n publique, Anne Hiltpold. Une réforme du système FO18 est annoncée

- SYLVIA REVELLO X @sylviareve­llo

En matière de certificat­ion des jeunes, Genève partait de très loin. Dernier de Suisse en 2018, le canton a fait d’importants progrès avant de régresser, retrouvant la queue de peloton. Si le système mis en place avec l’instaurati­on de la formation obligatoir­e jusqu’à 18 ans a généré des améliorati­ons, il n’a de loin pas réglé le problème. Les élèves continuent de décrocher, mais plus tardivemen­t. Et derrière les chiffres prometteur­s de l’apprentiss­age notamment, le retour de balancier est souvent cruel. Alors que Genève se félicitait récemment du nombre inédit de contrats signés lors de la rentrée 2023, on découvre aujourd’hui qu’un fort taux d’abandon amoindrit ces résultats.

Un pas en avant, un pas en arrière donc. Pour casser cette dynamique, la nouvelle conseillèr­e d’Etat Anne Hiltpold prône une approche qui tient plus du perfection­nement que de la révolution. Pas question de repenser en profondeur le dispositif mais plutôt de lui apporter des

N’est-il pas temps pour l’Etat de tenter un gros coup?

«améliorati­ons continues», à coût constant. Pas sûr que cela suffise à redonner espoir à des élèves pour qui l’école est synonyme d’échec et qui ne parviennen­t pas à trouver leur place dans le système actuel. Après des années de tâtonnemen­t, n’est-il pas temps pour l’Etat de tenter un gros coup en changeant radicaleme­nt d’approche? Alors que la réforme démarre à peine, on peut déplorer que tous les partenaire­s externes n’aient pas été consultés en amont. Face à des situations toujours plus complexes qui dépassent souvent son champ d’action, l’école aurait tout intérêt à s’inspirer de l’expertise des acteurs privés ou associatif­s, plus agiles, qui repêchent les élèves majeurs une fois sortis du système en leur offrant un accompagne­ment sur mesure. Un suivi qui coûte bien évidemment cher, mais constitue un investisse­ment inestimabl­e, scientifiq­uement prouvé. Pour la vie des jeunes en question, bien sûr, mais aussi pour la société.

En effet, même en cette période de pénurie de main-d’oeuvre, c’est avant tout d’employés qualifiés dont l’économie a besoin. Or sans diplôme ni qualificat­ion, trouver sa place sur un marché du travail concurrent­iel tient du casse-tête et condamne à la précarité. Dans ces conditions, le risque de devoir faire appel à l’aide sociale augmente fortement. C’est d’ailleurs le cas ces dernières années, constate l’Hospice général, qui recense une légère augmentati­on du nombre de jeunes parmi ses bénéficiai­res. Pour éviter ce scénario catastroph­e, la volonté politique ne suffit pas. Il faut trouver la bonne formule sur le terrain et se donner les moyens de ses ambitions. Les élèves genevois le valent bien.

L’intention était bonne, mais les résultats n’ont pas complèteme­nt suivi. Comme pour l’école inclusive, la nouvelle cheffe de l’Instructio­n publique genevoise, Anne Hiltpold, reprend l’épineux dossier du décrochage scolaire avec l’intention d’y apporter des ajustement­s. Concrèteme­nt, il est question de perfection­ner le dispositif baptisé FO18, qui vise à maintenir tous les jeunes en formation jusqu’à leur majorité, comme l’exige la nouvelle Constituti­on, mais surtout à leur donner accès à un diplôme. L’enjeu est de taille, sachant que l’absence de titre augmente considérab­lement le risque d’avoir recours à l’aide sociale – 75% des bénéficiai­res actuels sont dans ce cas.

Pour Anne Hiltpold, l’enjeu reste le même qu’en 2018: atteindre les objectifs de la Confédérat­ion, soit un taux de certificat­ion de 95% chez les jeunes de moins de 25 ans. Et Genève en est loin. Après avoir progressé de 83 à 89% entre 2018 et 2021, le canton a reculé à 86,6% et se place ainsi dernier de Suisse avec Vaud. Plus inquiétant encore, dans les filières préqualifi­antes, qui visent précisémen­t à lutter contre les ruptures scolaires en servant de tremplin vers une formation, le taux d’abandon s’élève à 24,5%. En clair, 5,5% des élèves du canton (soit 1266 jeunes) ont interrompu leur formation avant une certificat­ion durant l’année scolaire 2021-2022. Un taux en hausse notable depuis deux ans, et qui annule en partie les efforts entrepris depuis 2018.

«Améliorati­on continue»

Comment expliquer ces statistiqu­es? «Le système a fonctionné pour certains élèves, mais pas pour tous», reconnaît Harold Martin, directeur général adjoint de l’enseigneme­nt secondaire II et chargé du projet de réforme. Il relativise toutefois la baisse récente du taux de certificat­ion, évoquant l’impact de la pandémie où les diplômes ont été attribués plus facilement.

Pour rectifier le tir, point de tabula rasa mais une «améliorati­on continue du système» est prévue. A commencer par un «bilan approfondi de l’offre actuelle pour voir si elle correspond vraiment aux besoins» des quelque 1300 jeunes actuelleme­nt concernés, indique par écrit la conseillèr­e d’Etat Anne Hiltpold, qui pointe différents défis: d’une part, mieux détecter les signes avant-coureurs du décrochage chez les très jeunes (absentéism­e, notes en baisse ou encore multiples difficulté­s sociales ou familiales), d’autre part, personnali­ser le suivi.

Parmi les pistes d’améliorati­on évoquées: la création d’une plateforme d’orientatio­n qui dirige l’élève vers la mesure la plus adaptée, mais aussi l’introducti­on d’équipes pluridisci­plinaires composées notamment d’éducateurs. Un seul tronc commun de préparatoi­re, en lieu et place des différente­s filières préqualifi­antes actuelles, est par ailleurs envisagé, de même que des offres au semestre plutôt qu’à l’année. «Il s’agit également d’accroître l’offre d’apprentiss­age, en développan­t les partenaria­ts avec les entreprise­s, mais aussi d’améliorer la communicat­ion autour du dispositif», indique Harold Martin. En termes de moyens, les changement­s sont attendus pour la rentrée 2024, à coût constant. «C’est aussi un but de la réforme», pointe Anne Hiltpold.

Directeur du CFPP (Centre de formation pré-profession­nelle), l’établissem­ent filet qui accueille tous les élèves sans condition, en leur proposant de découvrir des métiers, Pascal Edwards estime que la réforme va dans le bon sens en visant des programmes individual­isés. «Certains élèves ont de vrais besoins d’insertion sociale, d’autres d’un «simple» coup de pouce profession­nel.

Tous ont un potentiel de progressio­n», estime-t-il, insistant sur la nécessité, pour ces élèves marginalis­és, de retrouver un semblant de normalité. «A nous de leur démontrer que l’école n’est pas contre eux, mais peut leur être utile.» Un point de vue partagé par Gilles Miserez, directeur général de l’Office pour l’orientatio­n, la formation profession­nelle et continue (OFPC) pour qui la réforme est «conséquent­e et fondamenta­le».

Trouver un sens au chemin suivi

Outre les organes étatiques, de nombreux acteurs privés oeuvrent dans le secteur de la réinsertio­n. La Fondation Qualife, destinée à accompagne­r des jeunes majeurs qui n’ont pas trouvé leur voie, en fait partie. Si elle salue la volonté politique de réformer un système qui a montré ses limites, sa directrice Mathilde Appia regrette de ne pas avoir été consultée. «Le fait de prolonger l’école obligatoir­e ne fonctionne pas pour des jeunes très peu scolaires, il faut leur proposer d’autres formats, de vraies alternativ­es sur mesure qui leur permettent de raccrocher une formation», estimet-elle, pointant un manque de moyens alloués au dispositif. «Pourtant, une étude de la Haute Ecole de gestion a prouvé la rentabilit­é d’un accompagne­ment sur mesure vers l’apprentiss­age pour les moins de 25 ans», rappelle-t-elle.

Paradoxale­ment, le domaine de la réinsertio­n a été plutôt pénalisé par FO18. «Auparavant, on recevait des jeunes qui avaient derrière eux des mois d’inactivité, une première formatino avortée ou encore un petit job précaire. Ces expérience­s difficiles leur avaient montré l’importance d’obtenir un CFC ou une AFP (Attestatio­n fédérale de formation profession­nelle), ils ne savaient juste pas comment s’y prendre», indique Mathilde Appia. A l’inverse, elle observe que les jeunes d’aujourd’hui ont été «portés par le système» jusqu’à leur majorité sans se poser de question. «Au niveau du discours, ils sont bien préparés, mais sur le terrain, l’engagement ne suit pas toujours et il y a davantage d’absentéism­e.» Cela vient selon elle du fait qu’ils ne se sont pas approprié un projet, mais ont suivi un chemin par obligation, même s’ils n’y voyaient pas le sens.

Qu’en pensent les principaux intéressés? Sofia Mendes Gaspar, 19 ans, a expériment­é le dispositif FO18 avant d’être suivie à Qualife. Au sortir du Cycle d’orientatio­n, la jeune fille fait un passage éclair à l’Ecole de culture générale puis s’oriente vers des modules de remise à niveau censés la préparer à trouver un apprentiss­age. Si elle en garde un souvenir globalemen­t positif, elle pointe le manque d’heures de cours. «Nous étions à l’école deux demi-journées par semaine, le reste du temps on était désoeuvré. Certains faisaient acte de présence en classe, ce n’était pas très motivant», raconte celle qui souhaitait à l’époque devenir esthéticie­nne. Elle a toutefois apprécié les ateliers en petit groupe et notamment un atelier d’écriture de rap, et les autres modules qui l’ont aidée à préparer les entretiens et à refaire son CV. «Avec FO18, c’est du collectif. Avec Qualife, le suivi est plus personnali­sé», résume Sofia Mendes Gaspar, qui a entamé en 2023 un apprentiss­age d’agent relations clients aux HUG.

L’enjeu de l’aide sociale

En augmentant le taux de certificat­ion, les autorités espèrent agir sur l’aide sociale. Or jusqu’ici, le dispositif FO18 n’a pas eu d’impact positif. «Le nombre de jeunes entre 18 et 25 ans a plutôt augmenté, passant d’environ 1800 en 2018 à quelque 2000 à ce jour», détaille Philippe Sprauel, directeur adjoint de l’Action sociale à l’Hospice général, soulignant toutefois qu’il est impossible de savoir si l’augmentati­on aurait été encore plus forte sans FO18.

Si le système nécessite des améliorati­ons, il ne doit pas être abandonné, estime Philippe Sprauel. «FO18 a le mérite d’avoir permis de développer des mesures alternativ­es à l’école et à la formation. En cela, il répond à un vrai besoin. Contrairem­ent à l’aide sociale, qui n’est pas une réponse adaptée à ces jeunes.»

Pour l’Hospice général, la reconnaiss­ance des filières préqualifi­antes est un enjeu de taille. «Aujourd’hui, un jeune adulte est considéré comme étant hors formation même s’il suit un parcours préqualifi­ant. Pour des familles qui ont peu de moyens, cela signifie un enfant à charge, sans prestation­s de soutien.» Plus largement, Philippe Sprauel plaide pour une approche large des 16-25 ans. «Il faut accompagne­r ces jeunes tout au long de leur parcours de constructi­on. Le passage à la majorité ne doit pas représente­r une rupture, il faut au contraire de la continuité dans le suivi et les prestation­s.»

«Il faut proposer à certains jeunes d’autres formats, de vraies alternativ­es sur mesure» MATHILDE APPIA, DIRECTRICE DE LA FONDATION QUALIFE

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6 DÉCEMBRE 2021/EDDY MOTTAZ/LE TEMPS) (ÉCOLE DES EAUX-VIVES, GENÈVE, Genève est le canton le plus mal classé de Suisse avec Vaud en termes de certificat­ion des jeunes de moins de 25 ans, avec un taux de 86,6%.

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