Formation des jeunes: Genève doit se réinventer
Malgré de récents progrès, le canton n’atteint toujours pas les objectifs de la Confédération en matière de certification des jeunes. Un dossier épineux pour la cheffe de l’Instruction publique, Anne Hiltpold. Une réforme du système FO18 est annoncée
En matière de certification des jeunes, Genève partait de très loin. Dernier de Suisse en 2018, le canton a fait d’importants progrès avant de régresser, retrouvant la queue de peloton. Si le système mis en place avec l’instauration de la formation obligatoire jusqu’à 18 ans a généré des améliorations, il n’a de loin pas réglé le problème. Les élèves continuent de décrocher, mais plus tardivement. Et derrière les chiffres prometteurs de l’apprentissage notamment, le retour de balancier est souvent cruel. Alors que Genève se félicitait récemment du nombre inédit de contrats signés lors de la rentrée 2023, on découvre aujourd’hui qu’un fort taux d’abandon amoindrit ces résultats.
Un pas en avant, un pas en arrière donc. Pour casser cette dynamique, la nouvelle conseillère d’Etat Anne Hiltpold prône une approche qui tient plus du perfectionnement que de la révolution. Pas question de repenser en profondeur le dispositif mais plutôt de lui apporter des
N’est-il pas temps pour l’Etat de tenter un gros coup?
«améliorations continues», à coût constant. Pas sûr que cela suffise à redonner espoir à des élèves pour qui l’école est synonyme d’échec et qui ne parviennent pas à trouver leur place dans le système actuel. Après des années de tâtonnement, n’est-il pas temps pour l’Etat de tenter un gros coup en changeant radicalement d’approche? Alors que la réforme démarre à peine, on peut déplorer que tous les partenaires externes n’aient pas été consultés en amont. Face à des situations toujours plus complexes qui dépassent souvent son champ d’action, l’école aurait tout intérêt à s’inspirer de l’expertise des acteurs privés ou associatifs, plus agiles, qui repêchent les élèves majeurs une fois sortis du système en leur offrant un accompagnement sur mesure. Un suivi qui coûte bien évidemment cher, mais constitue un investissement inestimable, scientifiquement prouvé. Pour la vie des jeunes en question, bien sûr, mais aussi pour la société.
En effet, même en cette période de pénurie de main-d’oeuvre, c’est avant tout d’employés qualifiés dont l’économie a besoin. Or sans diplôme ni qualification, trouver sa place sur un marché du travail concurrentiel tient du casse-tête et condamne à la précarité. Dans ces conditions, le risque de devoir faire appel à l’aide sociale augmente fortement. C’est d’ailleurs le cas ces dernières années, constate l’Hospice général, qui recense une légère augmentation du nombre de jeunes parmi ses bénéficiaires. Pour éviter ce scénario catastrophe, la volonté politique ne suffit pas. Il faut trouver la bonne formule sur le terrain et se donner les moyens de ses ambitions. Les élèves genevois le valent bien.
L’intention était bonne, mais les résultats n’ont pas complètement suivi. Comme pour l’école inclusive, la nouvelle cheffe de l’Instruction publique genevoise, Anne Hiltpold, reprend l’épineux dossier du décrochage scolaire avec l’intention d’y apporter des ajustements. Concrètement, il est question de perfectionner le dispositif baptisé FO18, qui vise à maintenir tous les jeunes en formation jusqu’à leur majorité, comme l’exige la nouvelle Constitution, mais surtout à leur donner accès à un diplôme. L’enjeu est de taille, sachant que l’absence de titre augmente considérablement le risque d’avoir recours à l’aide sociale – 75% des bénéficiaires actuels sont dans ce cas.
Pour Anne Hiltpold, l’enjeu reste le même qu’en 2018: atteindre les objectifs de la Confédération, soit un taux de certification de 95% chez les jeunes de moins de 25 ans. Et Genève en est loin. Après avoir progressé de 83 à 89% entre 2018 et 2021, le canton a reculé à 86,6% et se place ainsi dernier de Suisse avec Vaud. Plus inquiétant encore, dans les filières préqualifiantes, qui visent précisément à lutter contre les ruptures scolaires en servant de tremplin vers une formation, le taux d’abandon s’élève à 24,5%. En clair, 5,5% des élèves du canton (soit 1266 jeunes) ont interrompu leur formation avant une certification durant l’année scolaire 2021-2022. Un taux en hausse notable depuis deux ans, et qui annule en partie les efforts entrepris depuis 2018.
«Amélioration continue»
Comment expliquer ces statistiques? «Le système a fonctionné pour certains élèves, mais pas pour tous», reconnaît Harold Martin, directeur général adjoint de l’enseignement secondaire II et chargé du projet de réforme. Il relativise toutefois la baisse récente du taux de certification, évoquant l’impact de la pandémie où les diplômes ont été attribués plus facilement.
Pour rectifier le tir, point de tabula rasa mais une «amélioration continue du système» est prévue. A commencer par un «bilan approfondi de l’offre actuelle pour voir si elle correspond vraiment aux besoins» des quelque 1300 jeunes actuellement concernés, indique par écrit la conseillère d’Etat Anne Hiltpold, qui pointe différents défis: d’une part, mieux détecter les signes avant-coureurs du décrochage chez les très jeunes (absentéisme, notes en baisse ou encore multiples difficultés sociales ou familiales), d’autre part, personnaliser le suivi.
Parmi les pistes d’amélioration évoquées: la création d’une plateforme d’orientation qui dirige l’élève vers la mesure la plus adaptée, mais aussi l’introduction d’équipes pluridisciplinaires composées notamment d’éducateurs. Un seul tronc commun de préparatoire, en lieu et place des différentes filières préqualifiantes actuelles, est par ailleurs envisagé, de même que des offres au semestre plutôt qu’à l’année. «Il s’agit également d’accroître l’offre d’apprentissage, en développant les partenariats avec les entreprises, mais aussi d’améliorer la communication autour du dispositif», indique Harold Martin. En termes de moyens, les changements sont attendus pour la rentrée 2024, à coût constant. «C’est aussi un but de la réforme», pointe Anne Hiltpold.
Directeur du CFPP (Centre de formation pré-professionnelle), l’établissement filet qui accueille tous les élèves sans condition, en leur proposant de découvrir des métiers, Pascal Edwards estime que la réforme va dans le bon sens en visant des programmes individualisés. «Certains élèves ont de vrais besoins d’insertion sociale, d’autres d’un «simple» coup de pouce professionnel.
Tous ont un potentiel de progression», estime-t-il, insistant sur la nécessité, pour ces élèves marginalisés, de retrouver un semblant de normalité. «A nous de leur démontrer que l’école n’est pas contre eux, mais peut leur être utile.» Un point de vue partagé par Gilles Miserez, directeur général de l’Office pour l’orientation, la formation professionnelle et continue (OFPC) pour qui la réforme est «conséquente et fondamentale».
Trouver un sens au chemin suivi
Outre les organes étatiques, de nombreux acteurs privés oeuvrent dans le secteur de la réinsertion. La Fondation Qualife, destinée à accompagner des jeunes majeurs qui n’ont pas trouvé leur voie, en fait partie. Si elle salue la volonté politique de réformer un système qui a montré ses limites, sa directrice Mathilde Appia regrette de ne pas avoir été consultée. «Le fait de prolonger l’école obligatoire ne fonctionne pas pour des jeunes très peu scolaires, il faut leur proposer d’autres formats, de vraies alternatives sur mesure qui leur permettent de raccrocher une formation», estimet-elle, pointant un manque de moyens alloués au dispositif. «Pourtant, une étude de la Haute Ecole de gestion a prouvé la rentabilité d’un accompagnement sur mesure vers l’apprentissage pour les moins de 25 ans», rappelle-t-elle.
Paradoxalement, le domaine de la réinsertion a été plutôt pénalisé par FO18. «Auparavant, on recevait des jeunes qui avaient derrière eux des mois d’inactivité, une première formatino avortée ou encore un petit job précaire. Ces expériences difficiles leur avaient montré l’importance d’obtenir un CFC ou une AFP (Attestation fédérale de formation professionnelle), ils ne savaient juste pas comment s’y prendre», indique Mathilde Appia. A l’inverse, elle observe que les jeunes d’aujourd’hui ont été «portés par le système» jusqu’à leur majorité sans se poser de question. «Au niveau du discours, ils sont bien préparés, mais sur le terrain, l’engagement ne suit pas toujours et il y a davantage d’absentéisme.» Cela vient selon elle du fait qu’ils ne se sont pas approprié un projet, mais ont suivi un chemin par obligation, même s’ils n’y voyaient pas le sens.
Qu’en pensent les principaux intéressés? Sofia Mendes Gaspar, 19 ans, a expérimenté le dispositif FO18 avant d’être suivie à Qualife. Au sortir du Cycle d’orientation, la jeune fille fait un passage éclair à l’Ecole de culture générale puis s’oriente vers des modules de remise à niveau censés la préparer à trouver un apprentissage. Si elle en garde un souvenir globalement positif, elle pointe le manque d’heures de cours. «Nous étions à l’école deux demi-journées par semaine, le reste du temps on était désoeuvré. Certains faisaient acte de présence en classe, ce n’était pas très motivant», raconte celle qui souhaitait à l’époque devenir esthéticienne. Elle a toutefois apprécié les ateliers en petit groupe et notamment un atelier d’écriture de rap, et les autres modules qui l’ont aidée à préparer les entretiens et à refaire son CV. «Avec FO18, c’est du collectif. Avec Qualife, le suivi est plus personnalisé», résume Sofia Mendes Gaspar, qui a entamé en 2023 un apprentissage d’agent relations clients aux HUG.
L’enjeu de l’aide sociale
En augmentant le taux de certification, les autorités espèrent agir sur l’aide sociale. Or jusqu’ici, le dispositif FO18 n’a pas eu d’impact positif. «Le nombre de jeunes entre 18 et 25 ans a plutôt augmenté, passant d’environ 1800 en 2018 à quelque 2000 à ce jour», détaille Philippe Sprauel, directeur adjoint de l’Action sociale à l’Hospice général, soulignant toutefois qu’il est impossible de savoir si l’augmentation aurait été encore plus forte sans FO18.
Si le système nécessite des améliorations, il ne doit pas être abandonné, estime Philippe Sprauel. «FO18 a le mérite d’avoir permis de développer des mesures alternatives à l’école et à la formation. En cela, il répond à un vrai besoin. Contrairement à l’aide sociale, qui n’est pas une réponse adaptée à ces jeunes.»
Pour l’Hospice général, la reconnaissance des filières préqualifiantes est un enjeu de taille. «Aujourd’hui, un jeune adulte est considéré comme étant hors formation même s’il suit un parcours préqualifiant. Pour des familles qui ont peu de moyens, cela signifie un enfant à charge, sans prestations de soutien.» Plus largement, Philippe Sprauel plaide pour une approche large des 16-25 ans. «Il faut accompagner ces jeunes tout au long de leur parcours de construction. Le passage à la majorité ne doit pas représenter une rupture, il faut au contraire de la continuité dans le suivi et les prestations.»
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«Il faut proposer à certains jeunes d’autres formats, de vraies alternatives sur mesure» MATHILDE APPIA, DIRECTRICE DE LA FONDATION QUALIFE