Le Temps

Retour de l’antijudaïs­me

- PROFESSEUR, TITULAIRE DE LA CHAIRE D’HISTOIRE DES JUIFS ET DU JUDAÏSME, UNIVERSITÉ DE LAUSANNE JACQUES EHRENFREUN­D

L’attaque au couteau, samedi 2 mars à la sortie d’une synagogue, d’un homme dont le seul crime était d’être juif, n’a pas déclenché l’onde de choc à laquelle on aurait pu s’attendre. Pourtant, jamais depuis l’assassinat d’Arthur Bloch à Payerne, le 16 avril 1942 par des nazis suisses ayant choisi un «juif pour l’exemple», on ne s’en était pris à un homme pour la seule raison de sa naissance. La gravité de l’acte n’a pas produit, hélas, une prise de conscience de la nature du phénomène, dont il y a fort à craindre la persistanc­e si rien n’est fait. Or l’action, pour être efficace, doit reposer sur une analyse correcte du problème.

Ce qui vient de se produire en Suisse n’est pas isolé et, dans l’ensemble du monde occidental, on assiste depuis le pogrom du 7 octobre à la vague d’hostilité antijuive la plus massive depuis 1945. Pourquoi le plus terrible massacre de population civile depuis la naissance de l’Etat d’Israël a-t-il enclenché, le jour même, une explosion de paroles et d’actes antijuifs d’une telle ampleur? Comment se fait-il que dans une Europe qui depuis la Seconde Guerre mondiale ne cesse de s’interroger sur ses responsabi­lités dans le génocide des Juifs, et qui a cherché sincèremen­t à lutter contre l’antisémiti­sme, celui-ci fasse un retour si massif au point, in fine, d’y menacer la pérennité de la vie juive?

Une familiarit­é avec l’histoire des juifs permet de comprendre la coïncidenc­e du pogrom et du renouveau de la haine. Une sagesse juive ancienne résume ce paradoxe: «Quand un juif se prend une claque, non seulement il se prend une claque, mais en plus il se fait un ennemi.» Ce à quoi nous assistons ces derniers mois, c’est à la réappariti­on d’un antijudaïs­me d’autant plus puissant qu’il est compatible avec l’expression de sentiments amicaux envers des juifs. Des personnes qui ne se sentent sincèremen­t pas antisémite­s sont parfois travaillée­s par les plus anciennes thématique­s de l’antijudaïs­me. De même dans les médias, on perçoit une panique réelle face à la résurgence des actes hostiles aux juifs, sans comprendre qu’ils trouvent leur origine, en partie, dans la manière même dont ces médias parlent d’Israël et du conflit qui l’oppose au Hamas.

L’antijudaïs­me est caractéris­é par deux procédés récurrents qui ont repris du service le 7 octobre. Il procède d’abord par inversion de la responsabi­lité et tient systématiq­uement les juifs pour responsabl­es de la haine dont ils font l’objet. Deuxième trait, il assigne aux Juifs collective­ment une nocivité singulière qui permet de leur imputer les plus grands désordres planétaire­s et justifie toutes les mesures pour les combattre, même les plus radicales.

Israël a été immédiatem­ent tenu pour responsabl­e de l’attaque subie. Dès le 8 octobre on répéta qu’il fallait «replacer l’événement dans son contexte», que la guerre n’avait pas commencé en 2023. Récemment à Paris, l’intellectu­elle de renom Judith Butler a répété: «Je pense qu’il est plus honnête, et plus correct historique­ment, de dire que le soulèvemen­t du 7 octobre était un acte de résistance armée. Ce n’est pas une attaque terroriste, ce n’est pas une attaque antisémite: c’était une attaque contre les Israéliens.» Butler ne se contente pas de justifier un pogrom, elle s’empresse de situer l’origine du conflit en 1948, c’est-à-dire à la création d’un Etat juif auquel elle conteste ainsi toute légitimité.

La thématique la plus fondamenta­le de l’antijudaïs­me ancien tenait dans l’accusation portée contre les juifs d’être collective­ment responsabl­es de déicide, le plus terrible des crimes. L’Eglise catholique n’a renoncé à cette accusation que lors du Concile de Vatican II (1965). Aujourd’hui c’est l’Etat juif qui est accusé de commettre le plus terrible des crimes, celui de génocide. Cette accusation justifie aux yeux de nombreux militants politiques, emmenés ici par Carlo Sommaruga, d’appeler à une politique d’exception pour combattre le monstre: le boycott d’Israël, pour lequel ils militent, ne repose que sur le postulat d’une nocivité singulière associée dorénavant à l’Etat juif.

Le crime de samedi dernier, comme celui de Payerne en 1942, était un avertissem­ent, et doit nous alerter sur la gravité de la situation. Le sort réservé aux juifs est toujours un indicateur de crises traversant les sociétés démocratiq­ues. Mais qu’on ne s’y trompe pas, lorsque cette petite minorité est attaquée, après peu de temps c’est l’ensemble du corps social qui est ébranlé. ■

Le sort réservé aux juifs est toujours un indicateur de crises traversant les sociétés démocratiq­ues

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