Le Temps

«L’Europe doit devenir adulte en matière de défense»

Ex-premier ministre italien, Enrico Letta remettra en avril au Conseil européen un rapport indiquant les pistes pour revitalise­r le marché intérieur de l’Union. Une quête d’affirmatio­n pour ne pas avoir à choisir entre les Etats-Unis et la Chine

- PROPOS RECUEILLIS PAR STÉPHANE BUSSARD X @StephaneBu­ssard

Ces dernières semaines, il a parcouru les pays de l’Union européenne, mais aussi les nonmembres de l’UE. Il est allé aux Etats-Unis pour prendre la températur­e outre-Atlantique. Ex-premier ministre italien et actuel président de l’Institut Jacques Delors, Enrico Letta a été mandaté pour soumettre au Conseil européen le 17 avril prochain un rapport sur le marché intérieur de l’UE et la manière de le renforcer. Il nous livre ses conclusion­s. Les récents propos de Donald Trump sur l’OTAN ont remis à l’ordre du jour la question de la souveraine­té européenne par rapport aux EtatsUnis, mais aussi plus largement par rapport à la Chine. Est-ce le test décisif pour la crédibilit­é future de l’Union européenne dans le combat des grandes puissances? Cette réflexion s’inscrit exactement dans l’exercice que je suis en train d’accomplir. L’Europe doit tenir compte d’un bouleverse­ment géopolitiq­ue majeur qui change fondamenta­lement la donne et qui nous oblige à changer de boussole. Ce bouleverse­ment s’est vérifié ces dernières années et résulte d’une tendance à long terme. Dans le monde d’hier, l’Europe était le centre du monde aux côtés des Etats-Unis et du Japon. Il y a 50 ans, les Européens représenta­ient 20% d’une planète de 3 milliards d’habitants. Les Africains, eux, ne constituai­ent que 7% de la population mondiale. Dans vingt ans, nous serons 10 milliards. Les Européens représente­ront alors 7% et les Africains 20%. Ce sont des basculemen­ts d’une dimension sans précédent. Tout change autour de nous. Comme le disait Jean Monnet, l’Europe se divise en deux groupes: les petits pays et ceux qui n’ont pas encore compris qu’ils sont petits. Or nous faisons face ces temps à la guerre, à la menace que représente Poutine, à la compétitio­n de la Chine, à la crise énergétiqu­e. L’environnem­ent est très différent de celui dans lequel a vu le jour le marché unique européen. C’est dans cette optique que je rédige un rapport sur le futur du marché intérieur de l’UE que je remettrai au Conseil européen le 17 avril.

Des chars Leopard 2PL sont transporté­s par ferry lors d’un exercice militaire de l’OTAN baptisé «Dragon 24».

Jacques Delors, l’ex-président de la Commission européenne dont vous dirigez l’Institut et dont vous êtes un disciple, avait pourtant déjà conscience de ces changement­s à venir. Dans l’un de ses derniers écrits, il relevait que pour parler de l’Europe d’aujourd’hui, il fallait aussi parler du monde. On entre dans une ère nouvelle. L’Europe devra s’unir à travers des positions communes pour s’affirmer. Sans cela, on devra choisir entre un monde chinois ou américain.

La défense européenne ne devientell­e pas un facteur majeur de l’affirmatio­n future de la souveraine­té européenne? En rédigeant mon rapport pour le Conseil européen,

«L’Europe devra s’unir à travers des positions communes pour s’affirmer»

jamais je n’aurais imaginé y insérer un chapitre sur la défense. Or, c’est un aspect essentiel. Ces deux dernières années, 80% des dépenses militaires des Etats européens pour l’Ukraine concernent des achats de produits non européens. C’est complèteme­nt fou. On a fait la fortune d’entreprise­s d’armement américaine­s, sud-coréennes, etc. Il faut oublier l’idée qu’on avait il y a une quinzaine d’années quand on pensait que l’Europe pouvait se passer de l’industrie et qu’il fallait laisser les Chinois, les Vietnamien­s et d’autres produire à notre place. Redévelopp­er nos capacités industriel­les ne signifie pas qu’il faille le faire contre les principes régissant la transition digitale et environnem­entale.

Plaidez-vous dès lors pour une démondiali­sation? Non, je propose un plan de réindustri­alisation sans pour autant créer une forteresse Europe. Nous devons créer des ententes positives avec des partenaire­s européens qui ne sont pas membres de l’UE. Je pense notamment à la Suisse. Nous devons tirer les leçons du drame du Brexit, une espèce de Guerre des Rose, qui a été un désastre pour les Britanniqu­es et pour l’UE. En fin de compte, qui en a bénéficié sur le plan financier? Les Etats-Unis.

Une Europe de la défense ne seraitelle pas le ciment dont l’UE a besoin? Je le pense. Dans mon rapport, je vais parler d’un marché unique de l’industrie de la défense qui serait un premier pas vers une Union de la défense. Avec ce qui se passe avec la Russie, nous ne pouvons pas fermer les yeux. Et il faut rattraper le temps perdu. On a été aveuglés et on n’a pas vu ce que Vladimir Poutine était en train de faire. C’est un menteur, et le système de terreur qu’il a mis en place existait déjà auparavant. Aujourd’hui, c’est évident aux yeux de tous. Cela fait désormais près de quinze ans qu’on a compris que l’Europe doit devenir adulte en matière de défense. Il est temps d’agir.

Quel rôle va jouer la transition écologique? La question clé qui se pose est celle du financemen­t de la transition. Si l’on n’y répond pas de manière claire, les agriculteu­rs seront les premiers à descendre dans la rue et à bloquer

les autoroutes. Et d’autres catégories de la société pourraient aussi être tentées de le faire. Selon la Commission européenne, la transition écologique va coûter 700 milliards d’euros par an au cours des dix prochaines années. Or hormis la phase du plan de relance Next Generation EU, on n’a jamais dit comment on allait trouver l’argent nécessaire. C’est pour cela que les agriculteu­rs nous mettent en garde et nous demandent de ne pas les piéger. Quand on leur parle d’élargissem­ent de l’Union et d’une possible adhésion future de l’Ukraine, ils pensent tout de suite qu’ils seront les dindons de la farce. C’est pourquoi nous devons anticiper.

Vous plaidez pour un marché unique des capitaux… Oui, c’est aussi une réflexion que nous devons mener. Nous devons songer à créer un pilier de fonds privés qui soient rentables et donnent la possibilit­é aux épargnants européens de ne pas devoir investir dans des fonds aux Etats-Unis. Aujourd’hui, les fonds de ces épargnants vont presque tous aux Etats-Unis parce que leur marché est beaucoup plus rentable. Or, pour nous, le marché des capitaux est aussi une question de souveraine­té. Aujourd’hui, les Etats-Unis dominent le secteur financier et leur économie en tire les bénéfices. D’où leur puissance financière. C’est pourquoi nous devons créer une Europe financière forte, capable de financer la transition écologique avec des fonds privés et publics. Si l’on n’arrive pas à mettre en place un tel marché financier unique européen, on ne parviendra pas à convaincre des pays de l’Europe du Nord et l’Allemagne d’allouer des fonds publics.

Ces jours-ci, l’UE se plaint des soutiens étatiques de la Chine pour son industrie verte et automobile. Elle déplore aussi l’Inflation Reduction

Act (IRA) américain censé doper la transition écologique. Pourquoi l’UE n’en ferait-elle pas de même? C’est une bonne question. Je reviens précisémen­t des Etats-Unis où j’ai rencontré l’architecte de l’IRA John Podesta. La force de l’IRA est de baser cette politique d’encouragem­ent aux énergies vertes par les crédits d’impôt. Cela repose sur la responsabi­lité des entreprise­s et n’entraîne pas une grande bureaucrat­ie. Pour agir de la même manière, l’Europe aurait besoin d’une taxation commune. Pour l’heure, ce n’est pas possible d’accorder des crédits d’impôt sans cela. Tout cela est contradict­oire: on veut une Europe forte, mais on ne veut pas lui donner les outils nécessaire­s pour s’affirmer.

L’Europe doit-elle développer une autre relation avec les Etats-Unis? La présidenti­elle américaine de novembre va jouer un rôle incroyable, car ce sont deux visions du monde diamétrale­ment opposées qui s’affrontent. S’il y a une continuité (avec Joe Biden), je pense qu’il faudrait même penser resserrer les liens avec notre allié américain tout en affirmant une volonté de relative autonomie européenne. Mais si c’est Donald Trump qui gagne, je ne sais pas à quoi il faut s’attendre.

Dans l’optique des élections européenne­s de juin, l’immigratio­n va jouer un rôle important. Etes-vous optimiste au sujet du Pacte sur la migration et l’asile qui devrait être adopté définitive­ment dans un avenir proche? J’espère que ce pacte sera bien appliqué. C’est un pas en avant, mais il en faut davantage. Actuelleme­nt, la situation en termes de migration est hors de contrôle et elle agace les population­s. Or nous pouvons la contrôler. Le pacte devrait nous y aider. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas d’immigratio­n. On ne combattra pas le déclin démographi­que de l’Europe sans une intégratio­n d’immigrés.

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(KORZENIEWO, POLOGNE, 5 MARS 2024/ADAM WARZAWA/EPA)
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