«L’Europe doit devenir adulte en matière de défense»
Ex-premier ministre italien, Enrico Letta remettra en avril au Conseil européen un rapport indiquant les pistes pour revitaliser le marché intérieur de l’Union. Une quête d’affirmation pour ne pas avoir à choisir entre les Etats-Unis et la Chine
Ces dernières semaines, il a parcouru les pays de l’Union européenne, mais aussi les nonmembres de l’UE. Il est allé aux Etats-Unis pour prendre la température outre-Atlantique. Ex-premier ministre italien et actuel président de l’Institut Jacques Delors, Enrico Letta a été mandaté pour soumettre au Conseil européen le 17 avril prochain un rapport sur le marché intérieur de l’UE et la manière de le renforcer. Il nous livre ses conclusions. Les récents propos de Donald Trump sur l’OTAN ont remis à l’ordre du jour la question de la souveraineté européenne par rapport aux EtatsUnis, mais aussi plus largement par rapport à la Chine. Est-ce le test décisif pour la crédibilité future de l’Union européenne dans le combat des grandes puissances? Cette réflexion s’inscrit exactement dans l’exercice que je suis en train d’accomplir. L’Europe doit tenir compte d’un bouleversement géopolitique majeur qui change fondamentalement la donne et qui nous oblige à changer de boussole. Ce bouleversement s’est vérifié ces dernières années et résulte d’une tendance à long terme. Dans le monde d’hier, l’Europe était le centre du monde aux côtés des Etats-Unis et du Japon. Il y a 50 ans, les Européens représentaient 20% d’une planète de 3 milliards d’habitants. Les Africains, eux, ne constituaient que 7% de la population mondiale. Dans vingt ans, nous serons 10 milliards. Les Européens représenteront alors 7% et les Africains 20%. Ce sont des basculements d’une dimension sans précédent. Tout change autour de nous. Comme le disait Jean Monnet, l’Europe se divise en deux groupes: les petits pays et ceux qui n’ont pas encore compris qu’ils sont petits. Or nous faisons face ces temps à la guerre, à la menace que représente Poutine, à la compétition de la Chine, à la crise énergétique. L’environnement est très différent de celui dans lequel a vu le jour le marché unique européen. C’est dans cette optique que je rédige un rapport sur le futur du marché intérieur de l’UE que je remettrai au Conseil européen le 17 avril.
Des chars Leopard 2PL sont transportés par ferry lors d’un exercice militaire de l’OTAN baptisé «Dragon 24».
Jacques Delors, l’ex-président de la Commission européenne dont vous dirigez l’Institut et dont vous êtes un disciple, avait pourtant déjà conscience de ces changements à venir. Dans l’un de ses derniers écrits, il relevait que pour parler de l’Europe d’aujourd’hui, il fallait aussi parler du monde. On entre dans une ère nouvelle. L’Europe devra s’unir à travers des positions communes pour s’affirmer. Sans cela, on devra choisir entre un monde chinois ou américain.
La défense européenne ne devientelle pas un facteur majeur de l’affirmation future de la souveraineté européenne? En rédigeant mon rapport pour le Conseil européen,
«L’Europe devra s’unir à travers des positions communes pour s’affirmer»
jamais je n’aurais imaginé y insérer un chapitre sur la défense. Or, c’est un aspect essentiel. Ces deux dernières années, 80% des dépenses militaires des Etats européens pour l’Ukraine concernent des achats de produits non européens. C’est complètement fou. On a fait la fortune d’entreprises d’armement américaines, sud-coréennes, etc. Il faut oublier l’idée qu’on avait il y a une quinzaine d’années quand on pensait que l’Europe pouvait se passer de l’industrie et qu’il fallait laisser les Chinois, les Vietnamiens et d’autres produire à notre place. Redévelopper nos capacités industrielles ne signifie pas qu’il faille le faire contre les principes régissant la transition digitale et environnementale.
Plaidez-vous dès lors pour une démondialisation? Non, je propose un plan de réindustrialisation sans pour autant créer une forteresse Europe. Nous devons créer des ententes positives avec des partenaires européens qui ne sont pas membres de l’UE. Je pense notamment à la Suisse. Nous devons tirer les leçons du drame du Brexit, une espèce de Guerre des Rose, qui a été un désastre pour les Britanniques et pour l’UE. En fin de compte, qui en a bénéficié sur le plan financier? Les Etats-Unis.
Une Europe de la défense ne seraitelle pas le ciment dont l’UE a besoin? Je le pense. Dans mon rapport, je vais parler d’un marché unique de l’industrie de la défense qui serait un premier pas vers une Union de la défense. Avec ce qui se passe avec la Russie, nous ne pouvons pas fermer les yeux. Et il faut rattraper le temps perdu. On a été aveuglés et on n’a pas vu ce que Vladimir Poutine était en train de faire. C’est un menteur, et le système de terreur qu’il a mis en place existait déjà auparavant. Aujourd’hui, c’est évident aux yeux de tous. Cela fait désormais près de quinze ans qu’on a compris que l’Europe doit devenir adulte en matière de défense. Il est temps d’agir.
Quel rôle va jouer la transition écologique? La question clé qui se pose est celle du financement de la transition. Si l’on n’y répond pas de manière claire, les agriculteurs seront les premiers à descendre dans la rue et à bloquer
les autoroutes. Et d’autres catégories de la société pourraient aussi être tentées de le faire. Selon la Commission européenne, la transition écologique va coûter 700 milliards d’euros par an au cours des dix prochaines années. Or hormis la phase du plan de relance Next Generation EU, on n’a jamais dit comment on allait trouver l’argent nécessaire. C’est pour cela que les agriculteurs nous mettent en garde et nous demandent de ne pas les piéger. Quand on leur parle d’élargissement de l’Union et d’une possible adhésion future de l’Ukraine, ils pensent tout de suite qu’ils seront les dindons de la farce. C’est pourquoi nous devons anticiper.
Vous plaidez pour un marché unique des capitaux… Oui, c’est aussi une réflexion que nous devons mener. Nous devons songer à créer un pilier de fonds privés qui soient rentables et donnent la possibilité aux épargnants européens de ne pas devoir investir dans des fonds aux Etats-Unis. Aujourd’hui, les fonds de ces épargnants vont presque tous aux Etats-Unis parce que leur marché est beaucoup plus rentable. Or, pour nous, le marché des capitaux est aussi une question de souveraineté. Aujourd’hui, les Etats-Unis dominent le secteur financier et leur économie en tire les bénéfices. D’où leur puissance financière. C’est pourquoi nous devons créer une Europe financière forte, capable de financer la transition écologique avec des fonds privés et publics. Si l’on n’arrive pas à mettre en place un tel marché financier unique européen, on ne parviendra pas à convaincre des pays de l’Europe du Nord et l’Allemagne d’allouer des fonds publics.
Ces jours-ci, l’UE se plaint des soutiens étatiques de la Chine pour son industrie verte et automobile. Elle déplore aussi l’Inflation Reduction
Act (IRA) américain censé doper la transition écologique. Pourquoi l’UE n’en ferait-elle pas de même? C’est une bonne question. Je reviens précisément des Etats-Unis où j’ai rencontré l’architecte de l’IRA John Podesta. La force de l’IRA est de baser cette politique d’encouragement aux énergies vertes par les crédits d’impôt. Cela repose sur la responsabilité des entreprises et n’entraîne pas une grande bureaucratie. Pour agir de la même manière, l’Europe aurait besoin d’une taxation commune. Pour l’heure, ce n’est pas possible d’accorder des crédits d’impôt sans cela. Tout cela est contradictoire: on veut une Europe forte, mais on ne veut pas lui donner les outils nécessaires pour s’affirmer.
L’Europe doit-elle développer une autre relation avec les Etats-Unis? La présidentielle américaine de novembre va jouer un rôle incroyable, car ce sont deux visions du monde diamétralement opposées qui s’affrontent. S’il y a une continuité (avec Joe Biden), je pense qu’il faudrait même penser resserrer les liens avec notre allié américain tout en affirmant une volonté de relative autonomie européenne. Mais si c’est Donald Trump qui gagne, je ne sais pas à quoi il faut s’attendre.
Dans l’optique des élections européennes de juin, l’immigration va jouer un rôle important. Etes-vous optimiste au sujet du Pacte sur la migration et l’asile qui devrait être adopté définitivement dans un avenir proche? J’espère que ce pacte sera bien appliqué. C’est un pas en avant, mais il en faut davantage. Actuellement, la situation en termes de migration est hors de contrôle et elle agace les populations. Or nous pouvons la contrôler. Le pacte devrait nous y aider. Cela ne veut pas dire qu’il ne faut pas d’immigration. On ne combattra pas le déclin démographique de l’Europe sans une intégration d’immigrés.
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