Le Temps

Bons baisers italiens de Russie

La propagande russe trouve de nombreux relais dans la Péninsule. Le Kremlin en profite pendant la présidence transalpin­e du G7 et à quelques mois des élections européenne­s

- ANTONINO GALOFARO, MILAN @ToniGalofa­ro

«Je voulais vous demander s’il est possible de prendre une photograph­ie ensemble pour la montrer en Italie, lance un homme dans un anglais teinté de la cadence italienne. Pour montrer que vous êtes humain comme nous tous, que la propagande occidental­e n’est pas vraie.» Sous les applaudiss­ements, Vladimir Poutine esquisse un sourire et s’approche du micro: «Vous ne me pincerez pas pour vous assurer que je suis réel?» Le président russe accepte ensuite la requête. L’image du street artiste napolitain Jorit prise le 6 mars dernier aux côtés du patron du Kremlin lors du Festival mondial de la jeunesse à Sotchi inonde les médias et les réseaux sociaux italiens. «La stratégie pour séduire l’Italie, qui guide le G7», titre par exemple La Repubblica.

Le peintre repousse pourtant les accusation­s de propagande russe. «C’est moi qui ai cherché à le rencontrer coûte que coûte», lance-t-il dans les médias, en invitant le gouverneme­nt de Giorgia Meloni à «ouvrir un canal de dialogue avec la Russie». Les paroles et la position de Jorit rappellent celles de l’étudiante Irene Cecchini, quelques semaines plus tôt. Celle-ci vit et étudie en Russie depuis quatre ans. Son échange avec Vladimir Poutine a également été très médiatisé. «Ton pays a toujours été proche du mien, a lancé le président russe. Chez vous, je me suis senti à la maison.» Lors d’un événement public, l’étudiante lui avait confié être tombée amoureuse de la Russie.

Une proximité de longue date

Les témoignage­s de ces personnes ne sont pas nécessaire­ment des épisodes de propagande «téléguidés par Moscou», commente Aldo Ferrari, professeur d’histoire et culture russe à l’Université Ca’Foscari de Venise et responsabl­e du centre Russie, Caucase et Asie centrale au sein de l’Ispi, l’institut pour les études de politiques internatio­nales. «Sans oublier qu’il existe dans notre pays la liberté de pensée et d’expression, poursuit-il. Mais ces épisodes sont symptomati­ques d’une sympathie et d’une proximité des Italiens envers la Russie existant depuis des décennies».

Le spécialist­e rappelle par exemple que le Parti communiste italien a été l’une des principale­s forces d’opposition durant la seconde moitié du XXe siècle, que de nombreuses université­s italiennes proposent des cours sur la Russie, sans oublier l’amitié qui a lié Vladimir Poutine à Silvio Berlusconi durant vingt ans, depuis leur rencontre à Gênes lors du G8 en 2001. «Tout cela a créé des liens entre les deux pays», ajoute Aldo Ferrari.

L’Italie est ainsi l’un des pays les plus perméables à la propagande russe. «Il est évident que la Russie tire profit de cette situation, poursuit le professeur: ces voix discordant­es avec la ligne du gouverneme­nt et la position de l’Occident sont des signes positifs pour Vladimir Poutine. Il s’en sert comme des armes de propagande dans le but de rassurer son opinion publique en démontrant que certaines personnali­tés ne partagent pas l’hostilité envers son pays mais aussi pour provoquer un débat et des divisions entre les pays occidentau­x.»

Il est difficile de démontrer à quel point la stratégie du Kremlin fonctionne. Reste que deux ans après le début de la guerre en Ukraine, plus d’un tiers des Italiens pensent que Vladimir Poutine est le leader politique le plus influent au monde, contre 17% pour le président américain Joe Biden, 15% pour son rival Donald Trump et 12% pour le pape François et la présidente du Conseil italien Giorgia Meloni, selon un sondage Ipsos réalisé en février pour l’Ispi.

Mission secrète

Moscou profite même de l’élection présidenti­elle russe de la mi-mars pour poursuivre son opération séduction. Une délégation d’une vingtaine d’Italiens avait été invitée pour qu’ils remplissen­t le rôle d’observateu­rs internatio­naux lors du scrutin. La mission devait être secrète mais après une fuite de nouvelles dans la presse, elle a été annulée pour des «raisons de sécurité», lit-on dans un article de l’agence de presse Adnkronos.

Le journalist­e responsabl­e du média en ligne Russia News, Gianfranco Vestuto, se rendra tout de même à Moscou comme indépendan­t. «J’ai accepté l’invitation en tant que journalist­e, pour pouvoir écrire un papier sur les élections», répond-il. De cette manière, la Russie «veut légitimer la transparen­ce du scrutin, mais elle invite les personnes qui évitent de dire du mal du pays», admet-il.

Les positions russes sont défendues non seulement par les membres de la société civile comme l’artiste Jorit ou encore la fameuse actrice Ornella Muti mais aussi par des politicien­s de premier plan et des membres du gouverneme­nt. Le vice-premier ministre Matteo Salvini avait par exemple affirmé que «ce sera aux médecins, aux juges [russes] d’élucider» les causes du décès du dissident Alexei Navalny, mort en détention dans des conditions inconnues mi-février, «pas à nous».

Fascinatio­n et désinforma­tion

«Une fascinatio­n pour la propagande russe existe au sein de divers groupes de dirigeants politiques italiens, regrette dans La Repubblica du 3 mars le sénateur Enrico Borghi et membre du Copasir, le comité parlementa­ire pour la sécurité de la République. Les services de sécurité ont noté «une activité russe de désinforma­tion», ajoute-t-il, à l’approche des élections européenne­s de juin prochain.■

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