Le Temps

«La taxe au tonnage, pourquoi pas?»

Sébastien Landerretc­he, le nouveau président de Suissenégo­ce, estime que la Confédérat­ion a tout à gagner à adopter cette nouvelle forme d’imposition des armateurs. La réforme fiscale de l’OCDE joue aussi en faveur du pays, selon lui

- PROPOS RECUEILLIS PAR RICHARD ÉTIENNE @rietienne

Suissenégo­ce, la faîtière du commerce de matières premières et du transport maritime, a élu un nouveau président, Sébastien Landerretc­he, le directeur du fret maritime chez Louis Dreyfus Company (LDC). Ce géant du négoce de produits céréaliers possède un important bureau à Genève. Il succède à Ramon Esteve, dans un contexte particulie­r.

Deux ans après le début de la guerre en Ukraine, plus aucune goutte de pétrole russe n’est négociée depuis Genève, qui auparavant en était la capitale. L’Arc lémanique était un pôle du trading de denrées agricoles de la mer Noire, un commerce qui s’est aussi brisé. Mais la place a déjà rebondi, estime Sébastien Landerretc­he. Entretien.

Votre prédécesse­ur, Ramon Esteve, voulait rendre les Suisses aussi fiers de leurs traders que de leurs fromagers. Et vous, avez-vous des objectifs particulie­rs en tant que président de Suissenégo­ce? La nature de notre métier incite à la modestie car tout change en permanence et nous devons constammen­t remettre en question nos certitudes. Mais il y a une passion pour ce métier et sa mission: assurer la chaîne d’approvisio­nnement des matières premières. Notre secteur est composé de PME et de multinatio­nales. Nous avons tout intérêt à ce que les deux coexistent et collaboren­t, mais il faut des conditions-cadres et régulatoir­es qui incluent toutes les entreprise­s, grandes et petites. Il faut soutenir nos PME pour préserver une économie diversifié­e.

Suissenégo­ce compte 200 membres, or il y a plus de négociants en Suisse. Souhaitez-vous avoir plus de membres? Il y a environ 500 entreprise­s avec employés dans le secteur en Suisse. Dans le négoce de produits agricoles, toutes les principale­s figurent parmi nos membres. Dans l’énergie, parmi les gros, il ne manque que Glencore et Totsa. Notre objectif n’est pas d’augmenter le nombre de membres mais de privilégie­r la qualité. Nous appliquons des critères stricts en matière de bonnes pratiques pour l’adhésion à notre associatio­n.

«Nos négociants ont fait preuve de ressources et de résilience face à toutes les perturbati­ons de la chaîne logistique. Les Suisses n’ont jamais manqué ni de café, ni de gaz, ni de chocolat, par exemple.»

Le Conseil fédéral, qui veut évaluer l’impact du secteur sur l’économie suisse, a chargé l’Office fédéral de la statistiqu­e de lancer une collecte de données. Qu’en pensez-vous? Lorsque le Conseil fédéral a lancé cette étude en 2022, nous avons accueilli la nouvelle avec satisfacti­on. De nombreuses fausses informatio­ns circulent concernant le négoce et nous aspirons à obtenir une image fidèle de nos activités. Nous avons informé le Seco de notre entière collaborat­ion à cette démarche. Nous regrettons cependant que cela prenne beaucoup de temps.

Est-ce que Suissenégo­ce va plus souvent prendre position, par exemple sur la procédure entre Kolmar Group et Public Eye [le premier, un membre de Suissenégo­ce, accuse l’ONG de propos diffamatoi­res à son égard, ndlr]? Ce n’est pas le rôle de notre associatio­n de prendre parti. Nous représento­ns l’industrie dans son ensemble et non un seul membre. Nous laissons cela à la justice. Nous collaboron­s avec des ONG, notamment avec la Rainforest Alliance et Terre des hommes. Avec Public Eye, c’est plus complexe, car notre approche diffère: nous cherchons à privilégie­r le dialogue constructi­f alors que nous constatons qu’ils cherchent à dénoncer le capitalism­e. L’industrie n’a pas attendu les ONG pour agir. Notre secteur est de plus en plus régulé, il est essentiel d’établir des règles de concurrenc­e équitables à l’échelle mondiale. Nous ne pouvons pas défavorise­r les entreprise­s suisses au profit des entreprise­s du reste du monde.

Vous pensez au fait que des négociants ont quitté la Suisse pour Dubaï et ainsi échapper aux sanctions sur le pétrole russe? Les négociants en Suisse ont la chance d’opérer dans un écosystème financier qui dispose d’une expertise unique. Elles bénéficien­t de réglementa­tions stables, conformes à leurs valeurs et en général alignées avec les autres places de négoce. Les banques suisses ont une expertise unique de notre industrie qui leur permet de comprendre et de financer nos opérations. Nos membres ont tout à gagner à rester au sein de cet écosystème, à en accepter les contrainte­s plutôt que de se délocalise­r.

Comment se porte la place suisse? Bien. Nos négociants ont fait preuve de ressources et de résilience face à toutes les perturbati­ons de la chaîne logistique. Cela a été difficile, mais nous y sommes arrivés. Ce sont de nombreux succès que personne ne voit, mais les Suisses n’ont jamais manqué ni de café, ni de gaz, ni de chocolat par exemple. La Suisse a tout à gagner de la réforme fiscale de l’OCDE [Organisati­on de coopératio­n et de développem­ent économique­s, ndlr] qui fera en sorte que toutes les juridictio­ns auront la même fiscalité.

Les règles ont beaucoup changé ces dernières années… Les Américains n’ont jamais laissé utiliser la nourriture comme arme de guerre. Par conséquent, les sanctions américaine­s ne touchent pas aux denrées agricoles, elles sont clairement rédigées et leur interpréta­tion est limpide. Les textes européens, dont s’inspire la Suisse affirment également qu’il n’y a pas de sanctions, mais leur contenu et leur mise en oeuvre sont beaucoup plus complexes et moins clairs. Or la Suisse calque ses sanctions sur celles de l’Union européenne. Si c’était à refaire, Suissenégo­ce l’inciterait à se calquer sur les sanctions américaine­s plutôt. Les sanctions devraient être mieux harmonisée­s entre toutes les juridictio­ns.

Le négoce de céréales russes à Genève, important avant la guerre, se poursuit-il? Non, car il y a les autosancti­ons. Aucune banque européenne ne finance ce commerce. Aucune assurance, aucun armateur ne le prend en charge. Le négoce continue par contre – et il n’y a pas eu de déplacemen­t à Dubaï ou autres pour les produits agricoles – mais avec d’autres pays fournisseu­rs, en Argentine, en Europe, en Australie pour le blé. L’offre en blé, à nouveau, s’est adaptée. Après le conflit, les prix du blé ont augmenté car la Russie et l’Ukraine sont d’importants producteur­s, mais maintenant les cours sont à nouveau bas, plus bas même qu’avant le conflit.

Un expert nous disait récemment que les négociants font face à une incertitud­e: ils font le pari d’investir dans les technologi­es renouvelab­les sans réellement savoir si on pourra négocier ces produits comme le pétrole. Qu’en pensez-vous? C’est un métier de risques. Il faut faire le premier pas, se lancer. Pour des énergies renouvelab­les, il faut que le delta entre le prix coûtant et le prix final se réduise. S’assurer qu’il y a des clients pour acheter ces produits et générer des économies d’échelle pour faire baisser les prix. Montrer qu’il y a de la place pour des fiouls alternatif­s sur les bateaux. Le rôle du négociant consiste à stimuler l’offre en étant pionnier. D’envoyer un signal selon lequel la demande se précise. Mettre en relation une entreprise, qui veut réduire ses émissions de scope 3 [tout au long de sa chaîne logistique, ndlr], avec ses fournisseu­rs.

Dans le fret maritime, de nombreuses décisions sont prises ici, notamment chez LDC, votre employeur. Décarbonez-vous votre flotte? Nous ne sommes pas des armateurs mais des affréteurs [LDC loue ses bateaux, ndlr]. Nous affrétons entre 250 et 300 des vraquiers. Nous investisso­ns dans des technologi­es d’optimisati­on des routes, selon la météo notamment. Dans des peintures hydrodynam­iques pour les coques, de nouvelles hélices, des mâts (dits bound4blue) qui se tournent automatiqu­ement, en fonction du vent. Nous travaillon­s sur des biocarbura­nts, mélangés avec des carburants traditionn­els. L’agrégation de ces solutions a le potentiel de réduire jusqu’à 30% de l’empreinte carbone issue de notre activité de transport maritime.

Quelle est votre position sur la taxe au tonnage [une loi débattue à Berne, que défend en général l’industrie maritime, ndlr]? La plupart de nos membres ne sont pas des armateurs, donc pas concernés directemen­t par cette propositio­n de réforme [elle taxe selon le tonnage des bateaux plutôt que sur le bénéfice des armateurs, ndlr]. Suissenégo­ce soutient la taxe au tonnage en tant qu’instrument de promotion économique. Cette taxe est appliquée dans la plupart des autres pays d’Europe, les Etats-Unis, la Chine, le Japon, la Corée du Sud, Singapour. Elle pourrait attirer des entreprise­s en Suisse. L’OCDE a admis que les entreprise­s maritimes n’étaient pas soumises à l’impôt de 15% et pouvaient continuer à bénéficier de la taxe au tonnage. Si 21 des 27 pays européens l’appliquent, pourquoi pas la Suisse? Nous reprenons régulièrem­ent des régulation­s de l’Union européenne alors pourquoi ne pas reprendre également celles qui favorisent l’économie? Cette taxe n’est pas un cadeau aux entreprise­s, c’est un rééquilibr­age des conditions équitables de concurrenc­e.

«Le rôle du négociant consiste à stimuler l’offre en étant pionnier»

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(GENÈVE, 29 FÉVRIER 2024/DAVID WAGNIÈRES POUR LE TEMPS)

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