«La taxe au tonnage, pourquoi pas?»
Sébastien Landerretche, le nouveau président de Suissenégoce, estime que la Confédération a tout à gagner à adopter cette nouvelle forme d’imposition des armateurs. La réforme fiscale de l’OCDE joue aussi en faveur du pays, selon lui
Suissenégoce, la faîtière du commerce de matières premières et du transport maritime, a élu un nouveau président, Sébastien Landerretche, le directeur du fret maritime chez Louis Dreyfus Company (LDC). Ce géant du négoce de produits céréaliers possède un important bureau à Genève. Il succède à Ramon Esteve, dans un contexte particulier.
Deux ans après le début de la guerre en Ukraine, plus aucune goutte de pétrole russe n’est négociée depuis Genève, qui auparavant en était la capitale. L’Arc lémanique était un pôle du trading de denrées agricoles de la mer Noire, un commerce qui s’est aussi brisé. Mais la place a déjà rebondi, estime Sébastien Landerretche. Entretien.
Votre prédécesseur, Ramon Esteve, voulait rendre les Suisses aussi fiers de leurs traders que de leurs fromagers. Et vous, avez-vous des objectifs particuliers en tant que président de Suissenégoce? La nature de notre métier incite à la modestie car tout change en permanence et nous devons constamment remettre en question nos certitudes. Mais il y a une passion pour ce métier et sa mission: assurer la chaîne d’approvisionnement des matières premières. Notre secteur est composé de PME et de multinationales. Nous avons tout intérêt à ce que les deux coexistent et collaborent, mais il faut des conditions-cadres et régulatoires qui incluent toutes les entreprises, grandes et petites. Il faut soutenir nos PME pour préserver une économie diversifiée.
Suissenégoce compte 200 membres, or il y a plus de négociants en Suisse. Souhaitez-vous avoir plus de membres? Il y a environ 500 entreprises avec employés dans le secteur en Suisse. Dans le négoce de produits agricoles, toutes les principales figurent parmi nos membres. Dans l’énergie, parmi les gros, il ne manque que Glencore et Totsa. Notre objectif n’est pas d’augmenter le nombre de membres mais de privilégier la qualité. Nous appliquons des critères stricts en matière de bonnes pratiques pour l’adhésion à notre association.
«Nos négociants ont fait preuve de ressources et de résilience face à toutes les perturbations de la chaîne logistique. Les Suisses n’ont jamais manqué ni de café, ni de gaz, ni de chocolat, par exemple.»
Le Conseil fédéral, qui veut évaluer l’impact du secteur sur l’économie suisse, a chargé l’Office fédéral de la statistique de lancer une collecte de données. Qu’en pensez-vous? Lorsque le Conseil fédéral a lancé cette étude en 2022, nous avons accueilli la nouvelle avec satisfaction. De nombreuses fausses informations circulent concernant le négoce et nous aspirons à obtenir une image fidèle de nos activités. Nous avons informé le Seco de notre entière collaboration à cette démarche. Nous regrettons cependant que cela prenne beaucoup de temps.
Est-ce que Suissenégoce va plus souvent prendre position, par exemple sur la procédure entre Kolmar Group et Public Eye [le premier, un membre de Suissenégoce, accuse l’ONG de propos diffamatoires à son égard, ndlr]? Ce n’est pas le rôle de notre association de prendre parti. Nous représentons l’industrie dans son ensemble et non un seul membre. Nous laissons cela à la justice. Nous collaborons avec des ONG, notamment avec la Rainforest Alliance et Terre des hommes. Avec Public Eye, c’est plus complexe, car notre approche diffère: nous cherchons à privilégier le dialogue constructif alors que nous constatons qu’ils cherchent à dénoncer le capitalisme. L’industrie n’a pas attendu les ONG pour agir. Notre secteur est de plus en plus régulé, il est essentiel d’établir des règles de concurrence équitables à l’échelle mondiale. Nous ne pouvons pas défavoriser les entreprises suisses au profit des entreprises du reste du monde.
Vous pensez au fait que des négociants ont quitté la Suisse pour Dubaï et ainsi échapper aux sanctions sur le pétrole russe? Les négociants en Suisse ont la chance d’opérer dans un écosystème financier qui dispose d’une expertise unique. Elles bénéficient de réglementations stables, conformes à leurs valeurs et en général alignées avec les autres places de négoce. Les banques suisses ont une expertise unique de notre industrie qui leur permet de comprendre et de financer nos opérations. Nos membres ont tout à gagner à rester au sein de cet écosystème, à en accepter les contraintes plutôt que de se délocaliser.
Comment se porte la place suisse? Bien. Nos négociants ont fait preuve de ressources et de résilience face à toutes les perturbations de la chaîne logistique. Cela a été difficile, mais nous y sommes arrivés. Ce sont de nombreux succès que personne ne voit, mais les Suisses n’ont jamais manqué ni de café, ni de gaz, ni de chocolat par exemple. La Suisse a tout à gagner de la réforme fiscale de l’OCDE [Organisation de coopération et de développement économiques, ndlr] qui fera en sorte que toutes les juridictions auront la même fiscalité.
Les règles ont beaucoup changé ces dernières années… Les Américains n’ont jamais laissé utiliser la nourriture comme arme de guerre. Par conséquent, les sanctions américaines ne touchent pas aux denrées agricoles, elles sont clairement rédigées et leur interprétation est limpide. Les textes européens, dont s’inspire la Suisse affirment également qu’il n’y a pas de sanctions, mais leur contenu et leur mise en oeuvre sont beaucoup plus complexes et moins clairs. Or la Suisse calque ses sanctions sur celles de l’Union européenne. Si c’était à refaire, Suissenégoce l’inciterait à se calquer sur les sanctions américaines plutôt. Les sanctions devraient être mieux harmonisées entre toutes les juridictions.
Le négoce de céréales russes à Genève, important avant la guerre, se poursuit-il? Non, car il y a les autosanctions. Aucune banque européenne ne finance ce commerce. Aucune assurance, aucun armateur ne le prend en charge. Le négoce continue par contre – et il n’y a pas eu de déplacement à Dubaï ou autres pour les produits agricoles – mais avec d’autres pays fournisseurs, en Argentine, en Europe, en Australie pour le blé. L’offre en blé, à nouveau, s’est adaptée. Après le conflit, les prix du blé ont augmenté car la Russie et l’Ukraine sont d’importants producteurs, mais maintenant les cours sont à nouveau bas, plus bas même qu’avant le conflit.
Un expert nous disait récemment que les négociants font face à une incertitude: ils font le pari d’investir dans les technologies renouvelables sans réellement savoir si on pourra négocier ces produits comme le pétrole. Qu’en pensez-vous? C’est un métier de risques. Il faut faire le premier pas, se lancer. Pour des énergies renouvelables, il faut que le delta entre le prix coûtant et le prix final se réduise. S’assurer qu’il y a des clients pour acheter ces produits et générer des économies d’échelle pour faire baisser les prix. Montrer qu’il y a de la place pour des fiouls alternatifs sur les bateaux. Le rôle du négociant consiste à stimuler l’offre en étant pionnier. D’envoyer un signal selon lequel la demande se précise. Mettre en relation une entreprise, qui veut réduire ses émissions de scope 3 [tout au long de sa chaîne logistique, ndlr], avec ses fournisseurs.
Dans le fret maritime, de nombreuses décisions sont prises ici, notamment chez LDC, votre employeur. Décarbonez-vous votre flotte? Nous ne sommes pas des armateurs mais des affréteurs [LDC loue ses bateaux, ndlr]. Nous affrétons entre 250 et 300 des vraquiers. Nous investissons dans des technologies d’optimisation des routes, selon la météo notamment. Dans des peintures hydrodynamiques pour les coques, de nouvelles hélices, des mâts (dits bound4blue) qui se tournent automatiquement, en fonction du vent. Nous travaillons sur des biocarburants, mélangés avec des carburants traditionnels. L’agrégation de ces solutions a le potentiel de réduire jusqu’à 30% de l’empreinte carbone issue de notre activité de transport maritime.
Quelle est votre position sur la taxe au tonnage [une loi débattue à Berne, que défend en général l’industrie maritime, ndlr]? La plupart de nos membres ne sont pas des armateurs, donc pas concernés directement par cette proposition de réforme [elle taxe selon le tonnage des bateaux plutôt que sur le bénéfice des armateurs, ndlr]. Suissenégoce soutient la taxe au tonnage en tant qu’instrument de promotion économique. Cette taxe est appliquée dans la plupart des autres pays d’Europe, les Etats-Unis, la Chine, le Japon, la Corée du Sud, Singapour. Elle pourrait attirer des entreprises en Suisse. L’OCDE a admis que les entreprises maritimes n’étaient pas soumises à l’impôt de 15% et pouvaient continuer à bénéficier de la taxe au tonnage. Si 21 des 27 pays européens l’appliquent, pourquoi pas la Suisse? Nous reprenons régulièrement des régulations de l’Union européenne alors pourquoi ne pas reprendre également celles qui favorisent l’économie? Cette taxe n’est pas un cadeau aux entreprises, c’est un rééquilibrage des conditions équitables de concurrence.
■
«Le rôle du négociant consiste à stimuler l’offre en étant pionnier»