Le Temps

Les droits de l’homme: le piège de l’universel?

Les droits de l’homme n’ont pas attendu l’émergence des démocratie­s dites «illibérale­s» pour être soumis à une critique serrée

- OLIVIER MEUWLY HISTORIEN

Dire que les valeurs dites occidental­es ne sont guère goûtées dans de vastes régions du monde relève de l’euphémisme. Et même dans les pays qui ont fait leurs les principes démocratiq­ues forgés par l’histoire et une vision du monde universali­ste, dont les droits de l’homme constituen­t une sorte d’épine dorsale, elles sont contestées parfois avec vigueur. De l’identitari­sme de type national à celui que véhicule ce que l’on appelle le «wokisme», qui les survaloris­e pour les nier, l’universali­sme occidental vit une période difficile.

Les Occidentau­x semblent décontenan­cés par les critiques dont les droits de l’homme sont l’objet. A leurs yeux, les attaquer doit être assimilé à une offensive contre les démocratie­s de type occidental elles-mêmes, tellement celles-ci ont fini par se définir par rapport au respect ou non des droits de l’homme, hissés au rang de carte d’identité de toute démocratie digne de ce nom. Or les droits de l’homme n’ont pas attendu l’émergence des démocratie­s dites «illibérale­s» pour être soumis à une critique serrée.

Dans leur ouvrage Le Procès des droits de l’homme. Généalogie du scepticism­e démocratiq­ue, paru en 2016 au Seuil, Justine Lacroix et Jean-Yves Pranchère exposaient déjà les philosophi­es qui, aux XIXe et XXe siècles, dans l’espace européen, avaient émis des doutes quant à l’existence de droits absolus dont jouirait l’être humain. Certes issus de la doctrine des droits naturels née au XVIIIe siècle, ces droits ne devaient-ils pas être interrogés dans la dimension universell­e qu’on leur prêtait? Que vaut un individu tout à coup éjecté de sa carapace corporelle et propulsé dans une forme d’abstractio­n pure?

Cette question a hanté des penseurs qui se déclarèren­t très tôt ennemis de l’idée démocratiq­ue, comme Joseph de Maistre ou Louis de Bonald. Plus près de nous, Carl Schmitt s’en prend à son tour aux droits de l’homme. La pensée antidémocr­atique n’a dès lors plus cessé de se nourrir, sous nos latitudes, de ces lectures critiques, de Karl Marx, peinant à dépister une véritable émancipati­on de l’individu sous le couvert de droits abstraits, à Edmund Burke, un libéral-conservate­ur anglais irrité par l’hypocrisie des défenseurs jacobins des droits de l’homme.

Même une démocrate comme Hannah Arendt pensait qu’un être humain n’existait réellement que par ses droits civils et politiques, et non par la grâce de droits généraux sans impact direct.

Benjamin Constant, en revanche, refusait d’aller aussi loin et s’étonnait que Jeremy Bentham préférât mesurer les droits dont l’individu a le droit de se prévaloir à leur utilité. Pour Constant, quelqu’un se sentira plus sûr s’il sait qu’il existe un devoir moral à ce qu’on ne le tue pas, plutôt que si on lui explique que sa mort serait inutile…

Ces exemples montrent que, de tout temps, les droits de l’homme ont été discutés et que l’universali­sme qu’on leur attribue peut ne pas convaincre du premier coup. Les crimes de la Seconde Guerre mondiale, causés par les totalitari­smes, ont évidemment obligé à réfléchir différemme­nt sur les droits imprescrip­tibles inhérents à la nature humaine. Mais le statut qu’ont acquis ces droits ne doit pas nous empêcher de réfléchir sur leur significat­ion dans notre monde de plus en plus polarisé.

Le caractère absolu des droits de l’homme n’a-t-il pas opacifié une vision plus nuancée de l’idée démocratiq­ue et pourrait-il être devenu un piège pour elle? En glorifiant l’individu dans ses droits inaliénabl­es, n’a-t-on pas encouragé involontai­rement le retour des nationalis­mes qui, tout à coup, semblaient offrir aux peuples un ancrage réinventé dans une histoire, dans un territoire? Un retour rassurant dans un concret protecteur face aux crises parfois provoquées par la mondialisa­tion économique et technologi­ques et dont le libéralism­e, porté par les droits de l’homme, était accusé d’être le moteur?

La question, iconoclast­e, n’est jamais posée franchemen­t, mais surgit maintenant chez de nombreux analystes, déconfits par le rejet de droits de l’homme dégradés au rang d’un néo-impérialis­me américano-européen, de Pékin à Moscou en passant par l’Afrique sahélienne. Le wokisme embouche les mêmes trompettes d’ailleurs, et l’argument selon lequel c’est justement leur valeur universell­e qui fournit la base théorique de plusieurs de ses revendicat­ions paraît sonner creux aux oreilles de ses partisans.

La portée universell­e des droits de l’homme doit être rappelée et défendue. Les ambitions politiques de ceux qui s’acharnent à les dénigrer suffisent à justifier le combat en leur faveur, toujours et encore. Mais il est impératif d’oser les confronter aux erreurs que les Occidentau­x ont commises dans leur manière de les imposer comme norme unique. Leur universali­té ne doit pas être opposée au respect des cultures particuliè­res. L’Occident doit réapprendr­e à les justifier ou les adapter, en acceptant que leur évidence peut ne pas paraître telle aux yeux de tous. ■

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