Le Temps

Au Portugal, «Chega a fixé l’agenda politique»

- PROPOS RECUEILLIS PAR VINCENT BARROS, LISBONNE X @barrochez

Pour le politologu­e Marco Lisi, de l’Université Nova de Lisbonne, la formation d’extrême droite a pu remporter les législativ­es anticipées en imposant ses thèmes de prédilecti­on durant la campagne. Il prédit que le centre droit va devoir former un gouverneme­nt minoritair­e

Rendez-vous le 20 mars. C’est en substance ce qu’un communiqué de la présidence portugaise a fait savoir ce lundi. Ce jour-là, le chef de l’Etat, Marcelo Rebelo de Sousa, nommera le futur premier ministre, après avoir pris connaissan­ce du résultat du vote de près de 1,5 million de Portugais de l’étranger, notamment de Suisse. Les quatre derniers sièges de députés au parlement sont en jeu. Même s’ils étaient conquis par le Parti socialiste, qui sortirait finalement vainqueur de ces élections législativ­es, son nouveau patron Pedro Nuno Santos a déjà déclaré qu’il préférait rester dans l’opposition, faute de majorité pour gouverner, même en cas d’entente avec les autres partis de gauche.

Le prochain chef du gouverneme­nt devrait se nommer Luis Montenegro, 51 ans, leader de la coalition de centre droit Alliance démocratiq­ue, emmenée par le Parti social-démocrate (PSD) qu’il présidait jusque-là. Ce député chevronné, lors du discours de sa courte victoire dimanche soir, a refusé catégoriqu­ement de gouverner avec Chega – «non, c’est non», «je tiendrai parole» –, malgré la spectacula­ire progressio­n du parti de droite radicale populiste et les appels du pied de son leader André Ventura pour «former un gouverneme­nt stable».

Après déjà trois élections législativ­es en cinq ans, le Portugal, pays désormais divisé, pourrait donc être de nouveau confronté au risque d’instabilit­é, avec un exécutif de centre droit qui entend, vaille que vaille, gouverner avec une «majorité relative». Le Temps fait le point avec le politologu­e Marco Lisi, professeur et chercheur de l’Université Nova de Lisbonne.

«Le vote Chega représente la lassitude et l’insatisfac­tion à l’égard des partis traditionn­els»

Le centre droit a remporté de justesse les élections de dimanche, mais la sensation de ce scrutin, c’est évidemment l’extrême droite, qui a quadruplé en seulement deux ans son nombre de députés au parlement (de 12 à 48). Comment expliquer une telle ascension?

Tout d’abord, le mécontente­ment à l’égard du précédent gouverneme­nt socialiste est important. Ensuite, les affaires de corruption, qui ont impliqué des hommes politiques des deux partis, ont contribué au large soutien dont a bénéficié Chega. Enfin, il y avait un désir clair de changer le cycle politique, après plus de huit ans de gouverneme­nt par des partis de gauche.

On disait le Portugal immunisé contre l’extrême droite il y a encore quatre ou cinq ans. Cette «exception européenne» a fait long feu. De quoi le vote Chega est-il aujourd’hui le nom?

Cette exception a pris fin en 2021. Le vote Chega représente, tout d’abord, la lassitude et l’insatisfac­tion à l’égard des partis traditionn­els qui ont dominé la politique portugaise au cours des 50 dernières années. Il y a des sentiments d’antipathie envers les partis et Chega donne une voix à la rhétorique antisystèm­e. Deuxièmeme­nt, il y a clairement un vote de protestati­on, plus conjonctur­el, qui est lié à la crise que traversent les classes moyennes, en ce qui concerne le coût du logement, l’inflation, les bas salaires, les services publics en crise, etc. Mais la nouveauté de ces élections repose non seulement sur la capacité à attirer les électeurs les plus «marginaux» et mécontents, mais aussi sur la capacité à politiser de nouveaux électeurs, notamment les plus jeunes, à travers les réseaux sociaux. Cette politisati­on repose sur des promesses d’un avenir meilleur, une vision simpliste de la résolution de tous les problèmes et la politisati­on des questions culturelle­s et identitair­es (principale­ment l’immigratio­n et le nationalis­me).

Pensez-vous que cette victoire de Ventura est avant tout la défaite des «forces démocratiq­ues», comme l’a écrit le journal «Publico» ce lundi dans son éditorial? Et en particulie­r de la gauche?

Je pense que cette expression est très générale et superficie­lle, elle ne veut rien dire. C’est une défaite pour les partis de gouverneme­nt, les partis traditionn­els qui ont dominé la politique portugaise. Mais au sein des forces démocratiq­ues, il y a des partis qui ont été renforcés, comme Livre. Il était inévitable que le PS ait un résultat beaucoup plus faible qu’en 2022, mais je ne pense pas que la victoire de Ventura soit due à la gauche. Le PSD est également responsabl­e, c’est ce parti qui a introduit des thèmes comme l’immigratio­n, l’avortement ou les questions de «la loi et l’ordre» dans la campagne, en essayant de concurrenc­er Chega. Les électeurs ont préféré voter pour l’original plutôt que pour la copie. En ce sens, quels que soient les résultats, Chega avait déjà gagné la campagne et fixé l’agenda politique.

De nombreuses incertitud­es planent sur la viabilité du prochain gouverneme­nt. Montenegro refuse toute alliance avec Ventura. Comment va-t-il faire pour gouverner?

Je pense que le scénario le plus probable à l’heure actuelle est celui d’un gouverneme­nt minoritair­e du PSD, au moins jusqu’aux élections présidenti­elles [en 2026, ndlr]. Le glissement à droite est tellement important qu’il serait absurde d’envisager une solution qui inclurait les partis de gauche. Un gouverneme­nt entre le PS et le PSD serait contraire au mandat exprimé dans les urnes, où les deux partis ont présenté des projets complèteme­nt différents. Cela profiterai­t encore plus à Chega. Mais, en fin de compte, dans un scénario aussi instable et fragmenté, le rôle du président de la République, Marcelo Rebelo de Sousa, sera décisif. ■

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