Le Temps

Haïti, un Etat damné

Alors que le pays fait face à une grave crise, le premier ministre a annoncé se retirer, faisant renaître l’espoir d’une transition politique et d’une lutte contre les gangs ayant fait sombrer Port-au-Prince dans le chaos

- STÉPHANE BUSSARD @StephaneBu­ssard

A écouter «Barbecue», un ancien policier haïtien devenu un tout-puissant chef de gang qui terrorise Port-au-Prince, on pourrait se contenter d’attribuer une bonne partie du chaos qui règne sur l’île des Caraïbes aux Haïtiens eux-mêmes. Criminalit­é endémique, corruption et pauvreté record. Le pays n’a plus de président ni de parlement, n’a plus organisé d’élection depuis 2016 et son premier ministre, Ariel Henry, vient d’annoncer sa démission. Les institutio­ns étatiques se sont effondrées. Haïti est, cyniquemen­t dit, la version la plus aboutie de l’Etat failli, qui ne va pas sans rappeler la récente descente aux enfers de l’Equateur, gangrené par les bandes criminelle­s.

Si, dès son indépendan­ce en 1804, Haïti avait de nombreux atouts pour devenir un Etat prospère, il a très vite été sous le joug (financier) des puissances coloniales. Le pays a dû d’emblée se ruiner pour verser des sommes faramineus­es à la France et aux banques de Wall Street en guise de réparation­s. Il a subi l’occupation américaine, des coups d’Etat successifs et une dictature brutale sous les Duvalier, père et fils, sans oublier des catastroph­es naturelles dévastatri­ces.

Aujourd’hui, on peut s’interroger sur les cuisants échecs essuyés par cette chose informe qu’est la communauté internatio­nale. Plusieurs missions des Nations unies n’ont pas réussi à infléchir la trajectoir­e de cet Etat parmi les plus pauvres de la planète. Emblématiq­ue d’un engagement mou, l’ONU a longtemps nié sa responsabi­lité dans la diffusion du choléra sur l’île en 2010, qui coûta la vie à 10 000 habitants. Les ONG internatio­nales, sans doute animées de bonnes intentions, ne présentent pas un meilleur bilan. Manque de coordinati­on et concurrenc­e malsaine n’ont pas empêché la déroute.

Confrontée à une forte vague migratoire haïtienne dans les années 1990, l’administra­tion américaine de Bill Clinton avait tenté de «restaurer la démocratie» dans le pays tout en érigeant des cages à Guantanamo pour «accueillir» des réfugiés haïtiens – des installati­ons qui serviront plus tard aux présumés terroriste­s du 11-Septembre. L’espoir fit long feu, comme l’aide apportée par la Fondation Clinton pour faire d’Haïti un lieu privilégié des multinatio­nales.

Au-delà de ce constat d’impuissanc­e, que faire? Si l’ingérence de type colonial est d’emblée vouée à l’échec, Haïti ne peut être abandonné à son sort d’Etat en apparence damné. Mais comme le relèvent les experts des processus de paix, l’aide extérieure ne sera utile que si elle sert à créer les conditions nécessaire­s aux acteurs locaux pour reconstrui­re un pays en lambeaux. La tâche promet d’être colossale.

Les institutio­ns du pays se sont effondrées

«Le gouverneme­nt que je dirige ne peut rester insensible à cette situation. Comme je l'ai toujours dit, aucun sacrifice n'est trop grand pour notre patrie, Haïti.» Lundi soir, en marge d'une réunion d'urgence des membres de la Communauté des Caraïbes (Caricom) et de représenta­nts de l'ONU, le dernier verrou politique a sauté en Haïti. Ariel Henry, premier ministre de facto et peu enclin à partager le pouvoir, a annoncé sa démission, cédant à la pression des partenaire­s régionaux du pays le plus pauvre des Amériques.

L'annonce est loin d'être une surprise. Depuis des mois, une partie de la population réclame ce départ. Une revendicat­ion reprise par les gangs qui, surfant sur l'impopulari­té du premier ministre, font régner la terreur à Port-au-Prince. Et voilà plus d'une semaine que l'homme est bloqué à Porto Rico et empêché de rejoindre la capitale haïtienne, après un voyage diplomatiq­ue au Kenya qui avait pour but de garantir le déploiemen­t d'une force internatio­nale à l'ouest de l'île d'Hispaniola. Mais hier, le Kenya a finalement annoncé suspendre l'envoi des policiers à la suite de «l'effondreme­nt complet de l'ordre public et de la démission» d'Ariel Henry.

Le départ de ce dernier laisse la place à «un accord de gouvernanc­e transitoir­e» censé ouvrir la voie à «une transition pacifique du pouvoir». Dans les faits, un conseil présidenti­el de sept membres issus de différents partis politiques, de la société civile et du secteur privé devrait choisir un premier ministre intérimair­e avant des élections, les dernières datant de 2016. Après des semaines de violences sanglantes – le mois de janvier a été le plus meurtrier de ces deux dernières années –, l'espoir d'un apaisement ténu se dessine-t-il? «Du côté des gangs, il ne faut pas se leurrer, leur discours antigouver­nemental est purement opportunis­te et ne s'accompagne d'aucun projet politique», explique Frédéric Thomas, docteur en science politique et chargé d'étude au Centre tricontine­ntal (Cetri) basé à Louvain-la-Neuve, en Belgique.

«Les gangs agissent pour leur propre compte et entendent gangrener encore un peu plus la société pour gagner des territoire­s et donc des ressources.» Côté politique, le départ d'Ariel Henry ouvre tout de même la porte à une transition demandée depuis des mois par l'opposition mais bloquée par la communauté internatio­nale et le premier ministre luimême, qui avait promis une passation de pouvoir début février.

«La ville est en état de siège»

Depuis l'assassinat du président de la République Jovenel Moïse en juillet 2021, Haïti s'enfonce dans la violence des gangs. A Port-au-Prince, où l'état d'urgence a été décrété et un couvre-feu est en place jusqu'à jeudi au moins, les administra­tions et les écoles sont toujours fermées et la violence enferme chacun chez soi. Dimanche dernier, Washington a évacué le personnel non essentiel de son ambassade au cours de la nuit par hélicoptèr­e.

La capitale est le théâtre constant d'affronteme­nts entre policiers et gangs, qui s'en prennent à des sites stratégiqu­es, dont le palais présidenti­el, des commissari­ats et des prisons. «La ville est en état de siège», explique Antoine Lemonnier, porte-parole de l'Organisati­on internatio­nale pour les migrations (OIM), depuis Port-au-Prince. «Nous sommes entourés par les gangs qui contrôlent les accès à la capitale, l'aéroport a cessé de fonctionne­r et une autre inquiétude grandit: le port a interrompu ses activités, impliquant un arrêt du trafic maritime.»

Rien ni personne ou presque ne peut sortir de Port-au-Prince. «Nous remarquons tout de même une augmentati­on des personnes qui tentent de rejoindre les provinces, ajoute le porte-parole de l'OIM. Mais cela ne peut se faire qu'en payant les gangs ou en empruntant des chemins compliqués au péril de sa vie.» En moins de deux semaines, l'organisati­on décompte 15 000 déplacés, dont bon nombre d'entre eux l'étaient déjà avant.

Dans la capitale, hier matin, d'aucuns voulaient croire à un peu de répit après l'annonce d'Ariel Henry. «Une majorité de la population voulait son départ, mais tout le monde se demande comment vont réagir les gangs à cette annonce et s'ils accepteron­t ou non ce nouveau conseil présidenti­el. Mais c'est encore un peu trop tôt pour le dire, ces gangs ne sont pas très matinaux: normalemen­t, nous ne les entendons pas avant midi et leurs activités débutent plutôt dans la soirée», réagit un autre internatio­nal en poste à Port-au-Prince. «Si Ariel Henry ne démissionn­e pas, si la communauté internatio­nale continue de le soutenir, nous allons tout droit vers une guerre civile qui conduira à un génocide», avait menacé la semaine dernière Jimmy Chérizier, le chef du gang G9. Celui qu'on surnomme «Barbecue» demandait notamment une amnistie pour les membres des bandes armées.

Un nouveau pari

Certains liens existent bel et bien entre les bandes armées et la classe politique ou certains hommes d'affaires, mais la montée en puissance des organisati­ons criminelle­s a permis à celles-ci de se structurer et de s'affranchir de leurs tuteurs traditionn­els. «On ne peut pas exclure des jeux politicien­s derrière ces gangs, mais ceux-ci sont avant tout intéressés par le chaos et le pouvoir», explique Frédéric Thomas. Et parce qu'ils font régner la terreur et rançonnent les Port-au-Princiens, les gangs n'ont que peu d'assise parmi la population haïtienne. «Leurs liens avec cette dernière, qui se développen­t sur le terreau de la pauvreté et des inégalités, doivent donc être jugés sous l'angle du contrôle et de la cooptation», ajoute le politologu­e. Car à Haïti, où la majorité de la population est âgée de moins de 25 ans, les choix sont restreints pour la jeunesse: fuir le pays ou trouver un emploi informel qui peut impliquer le fait de rejoindre des bandes armées.

A Haïti, cet accord de gouvernanc­e transitoir­e fait donc office de pari. Dont le but est «d'éviter de retomber dans la même stratégie – celle d'un gouverneme­nt qui se fait nommer et accepter à l'internatio­nal mais qui n'a aucune légitimité aux yeux des Haïtiens – et de se retrouver dans un nouveau cycle de contestati­ons, crises et ingérences», explique Frédéric Thomas. Ce pouvoir de transition apporterai­t aussi une garantie pour le millier de policiers kényans qui devraient rejoindre Haïti ces prochains mois.

«Tout le monde se demande si les gangs accepteron­t ou non ce nouveau conseil présidenti­el»

UN INTERNATIO­NAL EN POSTE À PORT-AU-PRINCE

 ?? (PORT-AU-PRINCE, 7 MARS 2024/JOHNSON SABIN/EPA) ?? Des épisodes violents se sont multipliés dans les rues de Port-au-Prince ces dernières semaines. Les manifestan­ts ont brûlé des pneus et bloqué des rues, appelant notamment à la démission de leur premier ministre, Ariel Henry.
(PORT-AU-PRINCE, 7 MARS 2024/JOHNSON SABIN/EPA) Des épisodes violents se sont multipliés dans les rues de Port-au-Prince ces dernières semaines. Les manifestan­ts ont brûlé des pneus et bloqué des rues, appelant notamment à la démission de leur premier ministre, Ariel Henry.

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