Le Temps

Avec l’Europe, ce qui a changé depuis 2021

Après le Conseil fédéral, l’Union européenne a adopté hier son mandat de négociatio­n avec la Suisse. Les rencontres démarreron­t dans quelques jours. Les raisons d’espérer un succès pourraient se heurter à un duo d’opposants inédit

- DAVID HAEBERLI, BERNE, ET VALÉRIE DE GRAFFENRIE­D, BRUXELLES X @David_Haeberli | X @vdegraffen­ried

«Cela faisait longtemps que je n’avais pas été aussi optimiste.» Sibel Arslan, conseillèr­e nationale verte bâloise, est un soutien affirmé à un accord entre la Suisse et l’Union européenne (UE). Depuis vendredi et la publicatio­n du texte du mandat de négociatio­n par le Conseil fédéral, ce que les Vert·e·s et les vert’libéraux appelaient de leurs voeux en politique fédérale est en train de se passer: le dossier fait des progrès. C’est d’ailleurs ce que les opposants regrettent. L’UDC a lancé hier sa campagne de «lutte contre le traité de soumission à l’UE». Entre mai 2021, date de l’abandon par le Conseil fédéral de l’accord-cadre, et mars 2024, les choses ont pourtant évolué. Analyse comparée.

Ignazio Cassis libéré

Ignazio Cassis, conseiller fédéral chargé du Départemen­t fédéral des affaires étrangères, avait hérité du dossier des négociatio­ns avec l’UE. Elu en partie grâce aux voix de l’UDC, peu à l’aise avec les options prises, le Tessinois n’avait pas réussi à convaincre. Cette fois-ci, c’est un Ignazio Cassis libéré qui a fait redémarrer le dossier. Il ne peut renier le projet de mandat de négociatio­n présenté le 15 décembre 2023 et confirmé le 8 mars dernier. Elisabeth Schneider-Schneiter, conseillèr­e nationale bâloise du Centre, en convient: le Tessinois est meilleur, aussi grâce au travail de Patric Franzen, le négociateu­r en chef qu’il a nommé. Et pour Marco Taddei, de l’Union patronale suisse, la poigne d’Helene Budliger Artieda, nommée à la tête du Secrétaria­t d’Etat à l’économie en août 2022, a provoqué «un changement positif dans ce dossier».

Le Conseil fédéral sait enfin ce qu’il veut, se félicite Elisabeth Schneider-Schneiter. La transparen­ce dont il a fait preuve en publiant le texte du mandat va l’aider à se battre pour ce qu’il a déclaré vouloir atteindre. Dans le camp pro-européen, on attend que d’autres membres du Conseil fédéral se manifesten­t. Viola Amherd, présidente de la Confédérat­ion, fera le voyage à Bruxelles pour une rencontre prévue le 18 mars avec Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, pour le coup d’envoi des négociatio­ns. «Guy Parmelin doit nous expliquer pourquoi la Suisse a besoin de ces accords. Les secteurs les plus concernés, l’économie, la formation et la recherche sont tous dans son Départemen­t», rappelle la centriste bâloise.

Des concession­s européenne­s

La stratégie du Conseil fédéral a changé: un paquet fait de plusieurs accords dont de nouveaux (électricit­é, sécurité alimentair­e, santé) plutôt qu’un accord-cadre sur les relations institutio­nnelles. «Ce processus mené de manière transparen­te permet une meilleure compréhens­ion de ce que l’on donne et de ce que l’on reçoit», analyse Sibel Arslan. Selon Elisabeth Schneider-Schneiter, le travail de préparatio­n a permis à la diplomatie d’obtenir beaucoup de concession­s de la part de l’UE: la clause inédite de non-régression dans la protection des salaires suisses, la prévalence du droit helvétique dans l’accès au système social par les citoyens européens, l’ouverture partielle du marché de l’électricit­é, alors que l’UE voulait une libéralisa­tion totale, le fait que l’accord de libre-échange de 1972 soit exclu du paquet.

«Notre diplomatie a obtenu des avancées sur des éléments importants pour la discussion en Suisse», résume Damien Cottier, chef du groupe PLR au parlement, qui convient que le contexte géopolitiq­ue a aussi aidé: le Brexit n’est plus un obstacle et la guerre en Ukraine a incité Suisse et UE «à se retrouver là où c’est possible». Résultat: «Il ne s’agit plus d’un accord institutio­nnel, mais de plusieurs textes sur des éléments dont notre pays a besoin. Voilà pourquoi on peut parler de bilatérale­s III», conclut Elisabeth Schneider-Schneiter.

Des cantons unis

Le coup de massue sur la tête européenne qu’a été l’abandon de l’accord-cadre, après sept ans de travail, a certaineme­nt permis d’obtenir des concession­s qu’il aurait été impossible d’espérer en 2021, juge un observateu­r. Il a aussi joué un rôle en politique intérieure. En 2021, plusieurs acteurs ont défendu l’accord-cadre avec mollesse. Aujourd’hui, on les sent résolus. Réunie en assemblée générale extraordin­aire début février, la Conférence de gouverneme­nts cantonaux (CDC) a exprimé un fort soutien au projet de mandat: un seul vote défavorabl­e (Schwytz) et une abstention (Nidwald) contre 24 oui. «L’érosion des accords bilatéraux porte atteinte à la prospérité économique

La Suisse est avertie: elle ne devra pas abuser de la patience de l’UE

du pays, rappelle Nathalie Fontanet, conseillèr­e d’Etat genevoise et membre du bureau de la CDC. Les gouverneme­nts cantonaux sont convaincus de l’importance de pouvoir disposer d’un cadre de relations fiable et prévisible avec l’UE.» Dans les milieux universita­ires, qui souffrent de leur exclusion des programmes européens, l’unité est également forte.

Un opposant inédit

L’UDC a procédé hier à un lâcher de ballons frappés d’une croix suisse depuis la terrasse du Palais fédéral, pour symboliser son opposition au projet d’accord. Pour Marcel Dettling, conseiller national schwytzois et futur président du parti national, le refus d’une reprise automatiqu­e du droit européen aurait dû être le préalable à toute discussion avec l’UE. En l’absence de ce prérequis, il n’identifie aucun progrès depuis 2021, même s’il apprécie la transparen­ce pratiquée par le Conseil fédéral. Pour Thomas Aeschi, président du groupe UDC au parlement, la multiplica­tion d’accords de libreéchan­ge est la voie à suivre.

«L’UDC occupe le terrain et instille le doute, observe Damien Cottier. Les collègues d’Ignazio Cassis au Conseil fédéral, les leaders des partis et de l’économie devront s’engager fortement, une fois le résultat connu et s’il est bon. Il faudra expliquer pourquoi un accord est nécessaire pour notre prospérité.» Il ne faut pas compter sur l’Union syndicale suisse pour appuyer ce discours. Pour le syndicat, le mandat de négociatio­n contient des éléments de détériorat­ion de la protection des salaires en Suisse. Son adoption serait la rupture d’une promesse de protection contre le dumping social et salarial faite par le Conseil fédéral en 2000 déjà. Alors qu’il avait toujours soutenu la voie bilatérale, le syndicat a rejoint le camp des opposants.

Dans les coulisses, les discussion­s se poursuiven­t pour tenter de trouver une solution sur des éléments comme les frais des travailleu­rs européens détachés. Mais on sait le camp patronal opposé à toute concession sur les convention­s collective­s de travail. L’USS a fait des propositio­ns pour améliorer les mesures d’accompagne­ment, sans succès. «L’addition de l’UDC et de l’USS nous mène à un échec programmé, c’est mécanique», reconnaît Marco Taddei. Une votation populaire interviend­ra en effet en 2026, voire en 2027.

A Bruxelles, la confiance retrouvée

Du côté de Bruxelles, la dernière étape avant le début des négociatio­ns s’est donc scellée hier avec l’adoption du mandat lors du Conseil Ecofin, réunissant les ministres de l’Economie et des Finances de l’UE. Pourquoi faudrait-il espérer que les négociatio­ns se passent bien cette fois? Premier point positif à relever: la confiance vis-à-vis du partenaire suisse est rétablie. Le psychodram­e du 26 mai 2021, avec l’abandon unilatéral de l’accord-cadre par le Conseil fédéral, avait laissé un goût très amer à la Commission européenne, un choc souvent sous-évalué en Suisse. Jamais l’UE ne quitte la table des négociatio­ns et l’attitude du Conseil fédéral a été vécue comme un véritable affront. Cette page semble désormais tournée. Une nouvelle dynamique est lancée. La rencontre entre Ursula von der Leyen et Viola Amherd lundi prochain à Bruxelles est un symbole important.

L’UE veut avancer vite

Bruxelles est déterminée à aller de l’avant. «Même si, contrairem­ent à ce qui est indiqué dans la «déclaratio­n commune», plus personne ici ne pense vraiment que les négociatio­ns se termineron­t en 2024», relativise un diplomate européen. Tant Ursula von der Leyen que Maros Sefcovic, le commissair­e européen chargé du dossier suisse, pourraient être réélus, et les «technicien­s» du dossier Suisse-UE ne devraient pas changer, ni le négociateu­r Richard Szostak. Voilà qui devrait garantir une certaine stabilité. Un deuxième échec n’est pas envisageab­le pour Bruxelles. C’est ce qui a poussé l’UE à exiger une «déclaratio­n commune». Une forme de garantie.

Attention, la marge de manoeuvre sera faible

L’optimisme est donc là, mais la Suisse est avertie: elle ne devra pas abuser de la patience de l’UE. «Les déclaratio­ns d’intention sont positives, mais ce n’est que lorsque les négociatio­ns commencero­nt que l’on verra à quel point le Conseil fédéral est réellement sérieux quant à leur conclusion», résume, sur X, l’eurodéputé allemand PPE Andreas Schwab, par ailleurs président de la délégation au Parlement européen pour les relations avec la Suisse.

Bruxelles se montrera intransige­ante si la Suisse cherche à s’écarter de la «déclaratio­n commune», obtenue après 11 entretiens exploratoi­res. Si la Suisse tente d’accumuler les demandes d’exceptions ou de dérogation­s, l’UE fera de même de son côté et la confiance pourrait s’éroder.

Le volet institutio­nnel, avec la délicate question de la reprise dynamique du droit européen, fera partie des points où Bruxelles restera ferme. Jean Russotto, avocat suisse basé à Bruxelles et fin connaisseu­r du dossier, rappelle que le système de règlement des différends prévoit l’implicatio­n d’un tribunal arbitral paritaire, qui décidera de la proportion­nalité des mesures compensato­ires si la Suisse s’opposait à la reprise d’une réglementa­tion communauta­ire. «Ce point fait déjà débat, mais je vois mal comment l’UE pourrait assouplir sa position sur cette question», avance-t-il. «Il y va de l’intégrité du marché intérieur et de la force du droit européen, comme interprété par la cour.» Les négociatio­ns à propos du marché de l’électricit­é ou de la contributi­on suisse risquent aussi d’être ardues.

A cela s’ajoute le calendrier des élections européenne­s. Autre obstacle potentiel: dès juillet, c’est la Hongrie de Viktor Orban, qui assurera la présidence tournante de l’Union. Aura-t-il le même entrain que la présidence belge actuelle pour faire avancer le dossier et informer les Etats membres à chaque étape? Rien n’est moins sûr.

L’UE, mise à l’épreuve par la guerre en Ukraine et de grands chantiers législatif­s, a des priorités bien plus importante­s. Enfin, si en Suisse le peuple devrait avoir le dernier mot, n’oublions pas que du côté de l’UE, ce sont 27 Etats qui doivent donner leur feu vert. Et la question des notes de frais, par exemple, est contestée au sein même de l’UE, notamment par l’Allemagne. Une exception suisse pourrait ainsi heurter certains pays.

 ?? (FABRICE COFFRINI/AFP) ?? Berne, le 26 mai 2021: Guy Parmelin (au centre), alors président de la Confédérat­ion, accompagné des conseiller­s fédéraux Ignazio Cassis (à gauche) et Karin Keller-Sutter juste avant l’annonce de la rupture des discussion­s avec l’UE concernant un accord-cadre. Cette décision avait alors jeté un véritable coup de froid sur les relations entre Berne et Bruxelles. Cette page semble désormais tournée.
(FABRICE COFFRINI/AFP) Berne, le 26 mai 2021: Guy Parmelin (au centre), alors président de la Confédérat­ion, accompagné des conseiller­s fédéraux Ignazio Cassis (à gauche) et Karin Keller-Sutter juste avant l’annonce de la rupture des discussion­s avec l’UE concernant un accord-cadre. Cette décision avait alors jeté un véritable coup de froid sur les relations entre Berne et Bruxelles. Cette page semble désormais tournée.

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