Pékin tente d’infiltrer l’armée taïwanaise
La justice de l’île-Etat multiplie les révélations sur les cas d’espionnage au profit de la Chine, notamment au sein de ses forces armées alors que le président Xi Jinping a fixé pour objectif l’unification, par la force si nécessaire
Le chef des services secrets taïwanais, Tsai Ming-yen, s’est voulu rassurant, lundi 11 mars, devant les députés. Il ne voit pas de «signal qui pourrait préfigurer une guerre» entre la Chine et Taïwan d’ici à la prise de fonction du président élu, Lai Ching-te, le 20 mai. La Chine va continuer de manier la carotte et le bâton, prévoit cet expert. Outre les manoeuvres militaires chinoises autour de l’île, Pékin a, ces derniers temps, multiplié les tentatives d’infiltration de l’armée taïwanaise. Ainsi, à l’été 2023, le lieutenant-colonel Hsieh, pilote de Chinook de l’armée taïwanaise, s’est vu offrir l’équivalent de 15 millions de dollars (environ 13,7 millions d’euros) et la garantie de voir sa famille exfiltrée en priorité s’il acceptait de faire décoller de l’île un de ces hélicoptères à double rotor de production américaine pour se poser sur un navire de la marine chinoise dans le détroit de Taïwan.
L’affaire, révélée en décembre 2023 par la presse locale, puis confirmée par le ministre de la Défense taïwanais, dit l’ampleur de l’effort chinois pour infiltrer l’armée ennemie et briser son moral, avant même la perspective d’une guerre.
Alors que le président chinois, Xi Jinping, a fixé pour objectif l’unification, par la force si nécessaire, la justice taïwanaise a multiplié ces dernières années les révélations de cas d’infiltration et de retournement parmi les militaires. Afin d’obtenir les plans de bases et d’opérations, les détails d’équipements sensibles, mais aussi simplement pour afficher publiquement des faiblesses dans la détermination des troupes taïwanaises.
«Briser le moral de l’armée»
«La somme proposée paraît sidérante mais, si elle permet de démontrer un problème de loyauté à la cause taïwanaise, affaiblit la confiance en l’armée et entache sa réputation, ça vaut le coup pour la Chine. C’est un résultat qui n’a pas de prix», commente l’ex-général Chang Yanting, ancien numéro deux de l’armée de l’air taïwanaise. Comment, par exemple, convaincre les Etats-Unis d’envoyer des troupes mourir au combat pour l’île si des soldats taïwanais ont fait défection pour un chèque? Le niveau d’infiltration au sein de l’armée taïwanaise contribue par ailleurs à la frilosité des EtatsUnis à vendre à Taipei ses équipements dernier cri, dont les plans risqueraient d’être transférés côté chinois. La Chine a déjà développé son propre hélicoptère capable de transporter plus de 13 tonnes, l’AC313A, et travaille à un autre projet avec la Russie, mais le Chinook, produit par l’américain Boeing, reste une référence pour le transport de troupes et de charges lourdes depuis la guerre du Vietnam. L’intérêt de l’opération pouvait donc aussi être technologique.
En revanche, explique Su Tzuyun, chercheur à l’Institut de recherche sur la défense nationale et la sécurité à Taipei, il est probable que Pékin visait tout autant l’effet psychologique. «Il ne s’agit pas d’un équipement de pointe, le but est d’abord de briser le moral de l’armée, c’est une guerre des nerfs. La Chine cherche des informations classées, des détails sur les capacités de la défense taïwanaise, mais elle veut aussi montrer aux soldats taïwanais que rien ne sert de combattre, puisque d’autres ont abandonné avant eux. » Déjà, en janvier, à quelques jours de la présidentielle, l’ex-chef de l’Etat taïwanais, pro-Pékin, Ma YingJeou (2008-2016) estimait que Taïwan «ne pourra [it] jamais se battre» face à la Chine, «trop grande, trop forte». Le lieutenant Hsieh avait été approché, en juin 2023, par un officier taïwanais retraité du nom de Chen Yu-hsin, selon un schéma caractéristique: après une première rencontre amicale, le retraité lui avait offert un billet pour se rendre en Thaïlande et l’avait introduit dans un restaurant de Bangkok auprès de deux hommes, un M. Wang se présentant comme un général de l’Armée populaire de libération et un M. Wu disant être un commandant de la division militaire de Canton. Ils promettaient au lieutenant Hsieh un visa spécial garantissant l’accès permanent à la Thaïlande pour sa famille et un salaire mensuel de 200 000 yuans (environ 25 000 euros). Après un premier refus, on lui proposa la somme proche de la moitié du prix d’un Chinook.
Sensibiliser l’opinion sur les risques
La discussion s’engagea le mois suivant, par le biais d’applications d’appels à distance, sur les détails de cette opération complexe: la Chine organiserait un exercice militaire près du nord de Taïwan pour accaparer l’attention de l’aviation taïwanaise, et un bâtiment chinois, un porte-hélicoptères ou porte-avions, transiterait dans le détroit à un peu plus de 24 milles nautiques de l’île. Il faudrait une quinzaine de minutes pour voler jusqu’au navire, calculait Hsieh. Tenté par l’aventure, il a été arrêté en août 2023 avant d’avoir pu mettre son plan à exécution, et mis en examen en décembre.
Pour les autorités taïwanaises, rendre ces affaires publiques contribue à sensibiliser l’opinion sur les risques. Le Parti démocrate progressiste, au pouvoir depuis 2016, avait déjà fait adopter une loi anti-infiltration fin 2019, à quelques semaines d’élections. L’opposition l’avait accusé de surjouer la menace chinoise. Mais les cas se multiplient, à mesure que la Chine fait monter la pression militaire sur l’île, qu’elle considère comme une province à récupérer. Sur la seule année 2023, au moins 16 personnes ont été arrêtées pour espionnage au profit de la Chine, contre 44 entre 2013 et 2019.
Ainsi, en juillet 2023, Lu Chihsien, un instructeur de diabolo, membre de la fédération taïwanaise de ce jeu d’adresse, a été placé en détention avec quatre autres civils pour avoir monté un réseau de recrutement de sources au sein de l’armée taïwanaise. Lu, qui avait des connexions mafieuses, s’était rendu sur le continent en 2020 sous prétexte d’organiser une compétition et avait reçu par la suite l’équivalent de 166 000 euros de la Chine, selon les enquêteurs. Lui et ses complices avaient ensuite identifié des soldats taïwanais en difficulté financière en traînant autour des boutiques de prêteurs sur gage proches des bases, et récolté en les payant des rapports d’entraînement de l’armée.
En octobre 2023, un ancien colonel, Liu Sheng-shu, a été condamné à 20 ans de prison pour avoir transmis à Pékin des documents opérationnels sur les avions et navires de guerre taïwanais obtenus auprès de sources qu’il avait recrutées.
Des militaires taïwanais lors d’un exercice.
«Nous n’avons pas de système qui protège efficacement les informations sensibles» ENOCH WU, FONDATEUR D’UNE ONG DÉDIÉE À LA SÉCURITÉ NATIONALE
Les vulnérabilités sont exploitées
Cette porosité tient à la proximité des deux rives, sans barrières linguistique ou culturelle et entre lesquelles les échanges humains restent importants, même s’ils se sont réduits tant du fait de la montée des tensions que des années de fermeture dues à la pandémie de Covid-19.
La faiblesse du contre-espionnage taïwanais est une autre explication: la démocratisation de l’île est récente – les premières élections libres datent de 1996 – et, durant les décennies précédentes, sous la dictature de Tchang Kaï-chek puis de son fils, les organes de renseignement étaient utilisés à des fins politiques contre les opposants.
Le Bureau de la sécurité nationale fut ainsi impliqué dans l’assassinat, en 1980, de deux des filles et de la mère d’un activiste de premier plan, Lin Yi-hsiung, un rôle confirmé seulement en février 2023. Le Parti démocrate progressiste, dont sont issus la présidente sortante, Tsai Ingwen, et son successeur, qui prendra ses fonctions en mai, Lai Ching-te, fut la cible de cette répression par le passé et entend maintenir la primauté à la protection des droits fondamentaux sur la surveillance.
«Nous nous sommes débarrassés du système de surveillance politique avec l’avènement de la démocratie, mais nous ne l’avons pas remplacé par un système qui protège efficacement les informations sensibles», constate Enoch Wu, ancien des forces spéciales, à la tête d’une organisation de mobilisation civile, Forward Alliance. «C’est un héritage du passé et, quand il y a des vulnérabilités, elles sont exploitées.»
La vérification des profils en amont, de suivi au cours de la carrière puis après la retraite serait lacunaire auprès des militaires et des personnes ayant accès à des documents stratégiques, tout comme la sensibilisation aux risques de compromission. Pour réduire le risque, explique le chercheur Su Tzuyun, dans son bureau sur une base militaire de Taipei, l’effort est désormais porté sur les salaires au sein des forces armées et sur la sensibilisation à la valeur inestimable des libertés fondamentales acquises sur l’île, et la nécessité de les protéger – en espérant que cela suffise.
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