Le Temps

Cinéaste de la mer

Le jeune réalisateu­r genevois collection­ne les prix avec son court métrage, «Les Silencieux». Paroles d’un ambitieux romantique

- ALEXANDRE DEMIDOFF @alexandred­mdff

«J’étais fasciné par l’abnégation des marins pêcheurs, par le danger qu’ils courent. Ils sont condamnés à la précarité, à l’inconfort, mais ne voudraient pas changer de vie»

Il aurait voulu être sapé comme James Bond, le héros de son enfance, mais la maison qui dessine les costumes de l’agent 007 n’a pas donné son accord. Qu’importe. Vendredi 23 février, le Genevois Basile Vuillemin, 33 ans, a vécu son grand soir. L’Olympe s’offrait à lui: son court métrage, Les Silencieux, était en lice pour un César. Au coeur de L’Olympia, tout près de ses idoles – Christophe­r Nolan, Wim Wenders –, le cinéaste a espéré l’instant magique: que son film, qui collection­ne les lauriers dans tous les festivals du monde depuis deux ans, soit «césarisé».

Il avait certes prévenu ses amis. L’Attente d’Alice Douard et son histoire de maternité au féminin étaient davantage taillés pour ce genre d’honneur – il a en effet décroché le César de la catégorie. Mais quand la caméra a flirté avec son visage, une seconde à peine, il s’est senti soulevé dans son fauteuil, le coeur cavalant comme un taureau après la banderille. Dans un instant, le verdict tomberait. Et la tension avec. Mais cette nuit-là, poursuivie au Fouquet’s jusqu’à 6h du matin, est une lanterne magique: tous les temps de sa vie s’y mêlent.

L’ivresse du goéland

Cette fête à la Gatsby le magnifique, Basile Vuillemin la revit au Remor, ce bistrot à Genève où la jeunesse vous enguirland­e toujours. Il est arrivé en avance et on le surprend en train d’écrire son journal, tout en dégustant la crème de son café glacé. «J’essaie de mettre des mots sur ce que je vis, sans prétention aucune, mais comme un exercice de dévoilemen­t. Quand j’aurai fini ce carnet, je l’offrirai à ma compagne, Anne, comme le premier.» Romantique, Basile? Oui, à la mode de Frédéric Chopin, ce compositeu­r qu’il joue au piano.

On voudrait savoir comment Les Silencieux, dont il cosigne le scénario avec Blandine Jet, a vu le jour. Pourquoi ce fils de comédiens, qui a fait ses écoles à Genève avant d’étudier la réalisatio­n à Bruxelles, a glissé sa caméra dans la cabine d’un bateau de pêche pour y célébrer les travailleu­rs de la mer. On voudrait qu’il nous raconte aussi ce qu’il a traqué dans le visage de ses comédiens – dont Arieh Worthalter, César 2024 du meilleur acteur pour sa performanc­e dans Le Procès Goldman – incarnant des marins pêcheurs suspendus au verdict de leurs filets.

Basile Vuillemin revoit alors ce jour de flânerie à Guilvinec, le troisième port de pêche de France, précise-t-il. Il a besoin de souffler. Avec Anne, ils ont opté pour le vent du large. Il pense peut-être à son grand-père breton et marche sur la jetée. Le soleil s’étiole, les chalutiers reviennent en cortège. Tout embaume. C’est la criée. Basile plane comme le goéland, ivre de bruits, d’odeurs salées, de sensations.

«J’ai envoyé une carte postale à ma mère [la comédienne Brigitte

Raul]. Il n’y avait pas encore l’histoire, mais l’atmosphère.» Avec son amie Blandine Jet, il dessine le squelette d’un drame. «J’étais fasciné par l’abnégation des marins pêcheurs, par le danger qu’ils courent. Ils sont condamnés à la précarité, à l’inconfort, mais ils ne voudraient pas changer de vie.»

C’est cette endurance qu’on sent dans Les Silencieux, un oubli de soi au nom d’un combat commun, une dureté au mal. La force du film est là: on devine les fractures qui séparent les protagonis­tes – le vieux capitaine, son successeur et le novice – mais rien n’est jamais explicité. «Je me suis immergé dans ce milieu, j’ai même accompagné deux pêcheurs pour voir de près comment ils travaillai­ent. Un cauchemar absolu! Nous sommes partis à 3h du matin et rentrés à 17h. Pendant ce laps de temps, j’ai vomi 17 fois.»

Neptune favorise les audacieux. Le jour du tournage, la mer fainéante. Pas une vague. Basile et son équipe peuvent opérer en paix, malgré la crise sanitaire qui oblige aux tests à répétition et au port du masque. Au mois d’octobre 2022, Les Silencieux est projeté simultaném­ent aux festivals de Vancouver et de Namur. Premiers lauriers en Belgique. Et nouveau coup de projecteur: le Festival du court métrage de Clermont, une référence mondiale, sélectionn­e l’opus. «La salle principale peut accueillir 1600 spectateur­s, s’enthousias­me Basile Vuillemin. Quelque 8000 personnes ont vu Les Silencieux. Depuis, il a été présenté dans 70 festivals et a obtenu une vingtaine de prix.»

L’amour de Chaplin

Devant sa Chantilly, Basile est simplement heureux. «Je suis carriérist­e, je sacrifie tout pour mon travail, comme ma compagne qui est violoniste. Ce film a changé ma vie, il m’a permis de rencontrer plein de gens et de préparer aujourd’hui un long métrage qui sera une version développée des Silencieux.»

Dans ses yeux bleus comme un fjord islandais, l’enfance s’étoile encore. Vous imaginez Basile se glisser dans les coulisses des théâtres où ses parents, Claude Vuillemin et Brigitte Raul, jouent. A la maison, il s’enthousias­me pour Charlie Chaplin et Alfred Hitchcock. A 12-13 ans, ce fils unique tourne pour rire des petites pubs. C’est à cette époque qu’il se projette en James Bond, pour son humour et ses noeuds papillons. C’est à cette époque aussi qu’il voit et revoit Fight Club de David Fincher, «un film total».

«Où j’en serai dans cinq ans? J’espère avoir réalisé au moins un long métrage. Et vivre évidemment du cinéma.» Les Silencieux autorise tous les espoirs. Samedi à Bruxelles, il a décroché le Magritte du meilleur court métrage. Basile n’avait pas le smoking du héros de Ian Fleming. Mais le sourire désarmant de ses 14 ans. «C’est ma première interview, vous savez», glisse, au Remor, le gourmand devant sa coupe vide. Sa pêche s’annonce miraculeus­e.

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