Le Temps

«On ne perçoit plus la Suisse comme neutre»

A la retraite depuis 2017, l’ex-ambassadeu­r Georges Martin publie ses Mémoires. L’occasion de dire tout le mal qu’il pense de l’orientatio­n actuelle de la diplomatie helvétique et de déplorer ce qu’il considère comme l’abandon de la «neutralité traditionn

- X PROPOS RECUEILLIS PAR FRÉDÉRIC KOLLER @fredericko­ller

Goerges Martin a travaillé trentesept ans pour le Départemen­t fédéral des affaires étrangères. Dans un livre qui vient de paraître, Une Vie au service de mon pays, le diplomate à la retraite évoque d'une plume volontiers critique un parcours riche en rencontres. Avec deux hauts faits, la participat­ion à l'exfiltrati­on d'un opposant azéris et la négociatio­n pour la représenta­tion des intérêts entre l'Iran et l'Arabie saoudite au lendemain de leur rupture diplomatiq­ue. Déplorant ce qu'il considère comme un abandon de la neutralité traditionn­elle par Berne, il en appelle à «écouter nos pères fondateurs et notre peuple plutôt que les bonimenteu­rs politico-médiatique­s qui forment actuelleme­nt notre élite». Entretien.

sous-titre de votre livre évoque un «plaidoyer pour une Suisse neutre, active et respectée». La neutralité n’est-elle plus respectée? A mon avis, on ne perçoit plus la Suisse comme un pays neutre. Les Russes l'ont clairement dit. Joe Biden aussi. Et les Européens. L'ensemble de la communauté internatio­nale a pris note que la Suisse était entrée dans une nouvelle phase de son histoire. Ce n'est pas à nous de déterminer si nous sommes neutres, d'un point de vue juridique, c'est la perception des autres qui compte. Pour l'heure, beaucoup de signes indiquent que les principaux acteurs ne nous voient plus vraiment comme un pays neutre. Il faut regagner leur confiance pour être à nouveau considéré comme neutre. Ce n'est pas gagné.

Ce sont en fait uniquement les Russes qui le disent aujourd’hui, non? Joe Biden avait dit dans un discours que la Suisse n'était plus neutre, qu'elle avait choisi le bien contre le mal. Les autres s'en félicitent sans insister. On a de la peine à voir les signes qui font que l'on nous considère encore comme un pays occidental un peu à part.

Vous évoquez un discours anti-neutralité en Suisse même. De quelle neutralité parlez-vous? Depuis deux ans, beaucoup de personnes parlent d'un nouveau paradigme. On est entré dans un combat entre le bien et le mal. Certains membres du Parti socialiste, pacifiste – une des raisons pour lesquelles j'avais adhéré – voulaient exporter des armes vers l'Ukraine. Le Centre, en tout cas Gerhard Pfister, veut changer les lois pour permettre la réexportat­ion. Je ne juge pas, je constate. C'est vrai que la neutralité est un instrument et qu'on peut en changer. Ce qui me gêne c'est que l'on bouge sur la question de la neutralité sans le peuple. La discussion se fait dans les journaux, par les politiques et les professeur­s. Le jour où les Suisses se décideront à renoncer à la neutralité et à se rapprocher de l'OTAN, alors il n'y aura pas de problème. Mais il faudrait un débat national.

Vous parlez d’une «élite politico-médiatique contaminée par la frénésie guerrière». Qu’entendez-vous par «élite politico-médiatique»? C'est ce que l'on peut lire et entendre. Cela m'évoque les semaines qui ont précédé la Première Guerre mondiale. Personne ne pensait aux conséquenc­es d'une guerre et tout le monde était pour. Je ne pense pas qu'avant son déclenchem­ent on souhaitait la disparitio­n de quatre empires et cinq millions de morts. Le discours pro-guerre est très dangereux, il prépare les esprits à un déclenchem­ent. Je suis très inquiet et je vois des similitude­s entre les semaines qui précèdent la Première Guerre mondiale et la période actuelle.

Chez qui voit-on au juste une frénésie guerrière? Alain Berset, lorsqu'il était président de la Confédérat­ion, le disait. Il s'étonnait d'observer dans son propre parti une frénésie guerrière. Il a dû rétropédal­er. On ne peut pas souhaiter une guerre, même contre le mal. Le fait même d'en parler ou de penser qu'il faut régler son compte à Vladimir Poutine est dangereux.

Vous ne parlez pas de l’agression russe. S’il y a frénésie guerrière, n’est-elle pas russe? J'ai commencé mon livre avant février 2022, et cette guerre n'est pas la thématique du livre. Elle s'est invitée. Mais je suis étonné de constater la difficulté de contextual­iser. Comme pour Gaza. Le 7 octobre, c'est horrible, mais les 75 ans de l'occupation de la Palestine sont aussi horribles. Entre la Russie et l'Ukraine, j'ai vu les choses se détériorer. Dans les années 1990, on est allé d'une occasion ratée à une autre. Je suis presque arrivé à la conclusion qu'il y avait probableme­nt des gens, des Kaltkriege­r, qui préparaien­t un autre scénario que ce sur quoi nous travaillio­ns à l'époque, à savoir une période de solidarité et de paix en Europe. Ce n'est pas une excuse mais une explicatio­n: l'avance de l'OTAN vers l'est m'interroge sur la volonté de certains Occidentau­x qui voulaient peut-être en découdre.

«L’OTAN a tout fait pour rendre une guerre inévitable en Europe», écrivez-vous. L’OTAN est-elle responsabl­e de l’invasion russe de l’Ukraine? L'OTAN n'a pas souhaité une guerre, mais probableme­nt fait des calculs, dès la disparitio­n de l'URSS en 1991. Des gens à l'OTAN pensaient que le moment était venu d'en profiter pour porter des coups à la Russie. Les conséquenc­es sont dramatique­s. Le déclenchem­ent de cette guerre par Poutine est une absurdité, et c'est inadmissib­le. Mais durant trente ans, il y a eu une avance systématiq­ue de l'OTAN vers la Russie.

A la demande des Etats de l’Europe de l’Est, pour leur sécurité. Tout à fait d'accord. Compte tenu de leur histoire, je comprends très bien qu'ils étaient demandeurs d'une protection. Mais du point de vue géopolitiq­ue, les Etats-Unis ont choisi la voie de la confrontat­ion.

Vous écrivez qu’il faut résister à «la tentation finlandais­e et suédoise». Les Finlandais et les Suédois se trompent-ils en rejoignant l’OTAN pour des raisons de sécurité? Oui. On entre dans une nouvelle Guerre froide. Un rideau tombe entre l'est et l'ouest du continent. Je n'arrive pas à m'y faire. La Finlande et la Suède n'avaient rien à redouter de la Russie. C'est dans l'intérêt de personne.

Le contexte historique ne permet-il pas de comprendre cette décision? Oui. Mais dans mes contacts avec les Finlandais, même à l'époque de l'URSS, ils ne se sentaient pas particuliè­rement menacés. Il n'y avait pas une vraie menace. Maintenant, il y en a une. Chacun va s'armer jusqu'aux dents. Jusqu'à quand?

Dans les portraits des conseiller­s fédéraux ayant dirigé les Affaires étrangères lors de votre carrière, Micheline Calmy-Rey sort du lot. Elle était la seule à avoir l’étoffe d’une femme d’Etat, selon vous. Qu’avaitelle de plus? Les autres ministres sont venus au DFAE sans vraiment le vouloir ou sans être devenus des spécialist­es de politique étrangère. Mme Calmy-Rey a habité la fonction, elle était continuell­ement dans l'action et elle y prenait du plaisir. Elle était la plus proche de l'idée que l'on se fait des ministres des Affaires étrangères dans des pays comparable­s.

A l’inverse vous êtes très dur avec les Tessinois. Vous attribuez à Flavio Cotti un «sadisme latin» et Ignazio Cassis, pour qui vous n’avez pas travaillé, est un «apprenti». Pourquoi? Le qualificat­if d'«apprenti» n'est pas de moi. Je n'ai rien contre la personne d'Ignazio Cassis. C'est sa politique ou son absence de politique qui est problémati­que. D'autant qu'il préside la politique étrangère dans la période la plus difficile depuis la dernière guerre mondiale. Il donne l'impression d'agir au jour le jour. Sur l'Europe, il a malheureus­ement tiré la prise en mai 2021. Aujourd'hui, il relance la négociatio­n sans vision claire. Je parlerais plutôt d'«apprenti sorcier», il mène la politique étrangère suisse comme si cela ne concernait que la politique intérieure. Il n'a jamais réussi à devenir avec ses collègues étrangers l'un des leurs, en pouvant jouer un rôle positif dans la défense des intérêts de la Suisse. Je m'interroge toujours sur les orientatio­ns de sa politique. Qu'en est-il de l'aide au développem­ent? Il sera jugé sur l'échec ou le succès de l'Europe.

«L’OTAN n’a pas souhaité une guerre, mais probableme­nt fait des calculs, dès la disparitio­n de l’URSS en 1991»

Vous évoquez votre rencontre avec Nelson Mandela qui vous explique qu’il est persuadé qu’il doit sa survie à la Suisse – qui n’a jamais condamné l’apartheid – alors qu’il s’agissait du CICR. Il a complèteme­nt confondu la Suisse et le CICR.

Dans le fond, le meilleur atout de la diplomatie suisse reste le CICR? Oui. Il est désolant de voir que les problèmes majeurs que rencontre le CICR au Moyen-Orient, notamment, dépendent peut-être aussi de l'éparpillem­ent de l'image de neutralité de la Suisse. Lorsqu'il était président du CICR, Peter Maurer avait dit que le CICR repose sur la neutralité de la Suisse. Une Suisse qui deviendrai­t le «Luxembourg des Alpes», c'està-dire un pays sûr de ses valeurs mais qui n'est plus neutre, rendrait la tâche très compliquée pour le CICR.

C’est rare qu’un diplomate suisse s’adonne à l’exercice des Mémoires. Quelles sont les réactions des ex-collègues? Les réactions sont positives. L'exercice est jugé utile. La souffrance que j'observe au DFAE m'inquiète. Les gens ne parlent plus. On sent une atmosphère de crainte générale. Les diplomates au sommet sont écartés. Qu'est-ce qu'on entend aujourd'hui des actions de la Suisse dans le monde? Que fait-elle? Autrefois nous étions en Colombie, on négociait des opérations de paix. On a l'impression que la Suisse a disparu des radars.

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