La protection des données va-t-elle trop loin?
Le président du gouvernement bernois, Philippe Müller, estime que certains préposés cantonaux à la protection des données en font trop. Des spécialistes contestent
C'est une déclaration qui n'est pas passée inaperçue. Pour Philippe Müller, président du gouvernement bernois et membre du Parti libéral-radical, «protéger les données, c'est protéger les délinquants». Le responsable politique a tenu ces propos dans le cadre d'un article, publié par le Tages-Anzeiger et traduit par 24 heures, consacré aux caméras de surveillance utilisées pour scanner les plaques d'immatriculation. La pratique porte un nom: il s'agit de la recherche automatisée de véhicules et surveillance du trafic (AFV). Le canton de Berne fait déjà un usage étendu de l'AFV et il entend donner à la police la possibilité de conserver les images durant 60 jours. L'accès à ces informations ne sera toutefois possible qu'en cas de délit grave.
Des élus et des organisations de la société civile ne voient pas d'un bon oeil la généralisation de ces caméras de surveillance automatisées. Le Tages-Anzeiger cite Erik Schönenberger, le directeur de Société numérique, une association de défense des libertés individuelles active en Suisse alémanique. Celui-ci estime que le recours à cette technologie s'apparente à une surveillance de masse, puisque des citoyens intègres sont aussi analysés par les caméras.
Dans le média alémanique, Philippe Müller estime qu'il s'agit d'une vision dépassée, parce que la population divulgue volontairement beaucoup plus de données délicates à travers l'usage des smartphones et des réseaux sociaux: «Moi non plus, je n'y croyais pas avant, mais aujourd'hui, je dis que protéger les données, c'est protéger les délinquants.»
Une telle déclaration peut surprendre, alors que la Suisse a mis en oeuvre en septembre 2023 sa nouvelle loi fédérale sur la protection des données (LPD), une version renforcée de la précédente qui datait de 1993, et qui tient compte des évolutions réglementaires en Europe. Contacté par Le Temps, l'intéressé précise que la loi en question ne s'applique pas aux autorités cantonales, chaque canton ayant sa propre législation en la matière.
Philippe Müller en profite pour nuancer son propos initial: «Il est clair que je suis favorable à ce que les données personnelles soient protégées, par exemple dans le domaine de la santé. Personne ne le conteste. Mais je constate une inégalité de traitement au niveau politique: quand il s'agit de données qui permettent de lutter contre la criminalité, on a l'impression qu'elles ne sont jamais assez protégées, même s'il ne s'agit que de numéros d'immatriculation, et on tente à tout prix d'empêcher qu'elles soient relevées.»
«Obstacles absurdes»
Le président du gouvernement bernois estime que certains préposés cantonaux à la protection des données en font trop. «Pensons aux échanges entre des corps de police cantonale: des objections émises par des préposés à la protection des données créent des obstacles absurdes. Si l'auteur d'un viol dans le canton des Grisons déménage à Neuchâtel, la police neuchâteloise n'a rien le droit de savoir!»
Pour la conseillère aux Etats Johanna Gapany (PLR/FR), contactée par Le Temps, son collègue de parti fait référence aux délits graves, ce qui se comprend. Elle précise toutefois qu'à ses yeux, «la protection des données est essentielle et elle est d'abord de notre propre responsabilité». Elle cite le fait que les individus livrent quotidiennement une importante quantité de données sur eux-mêmes, ce qui facilite le travail de certains délinquants. Si eux se servent de ces technologies pour agir, la police ne doit donc pas en être privée, pour autant que la surveillance généralisée s'accompagne d'un cadre qui restreint les utilisations et d'une information à la population là où elle est filmée.
Contacté par Le Temps, le préposé fédéral à la protection des données, Adrian Lobsiger, rappelle que le traitement de données effectué par les corps de police cantonaux ne relève pas de son domaine de compétence. Il conteste par contre le fait que la protection des données empêcherait les forces de l'ordre de collecter des données utiles et protégerait ainsi les délinquants. Il rappelle en outre que la protection de la population fondée sur les droits fondamentaux à une vie privée et autodéterminée prime sur l'intérêt public à la sécurité. Il conclut: «Dans un Etat de droit libéral, il n'est pas acceptable de soumettre la majeure partie de la population qui respecte la loi à une surveillance générale par le biais d'une pénétration de l'espace public par des capteurs, comme il est possible de le voir dans les Etats autoritaires.»
Sylvain Métille, professeur associé à l'Université de Lausanne et avocat spécialisé dans la protection des données, remarque pour sa part que si chaque citoyen était épié par deux policiers, il n'y aurait certainement pas d'infractions irrésolues. «On comprend pourtant vite que ça n'est pas souhaitable», observe l'avocat. Et ajoute: «Protéger les données, c'est protéger tout le monde, y compris les délinquants. De tout temps, les cambrioleurs ont utilisé des gants pour éviter de laisser des traces et ce n'est pas pour autant qu'il est interdit d'en porter.»
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