Aide au suicide d’une personne en bonne santé: un droit pénal lacunaire
TRIBUNAL FÉDÉRAL L’acquittement de Pierre Beck, ancien vice-président d’Exit Suisse romande, est confirmé. La Cour suprême estime qu’aucune loi ne permet de condamner un médecin qui prescrit une potion létale sans se conformer à l’éthique de sa profession
Un cas de figure rarissime. Le Tribunal fédéral qui consacre deux délibérations publiques à une même affaire. Il faut dire que le sujet du jour – l’assistance au suicide et ses lignes rouges – est particulièrement sensible et que ce dossier a déjà profondément divisé les juges la première fois.
La question centrale étant toujours de savoir si Pierre Beck, 79 ans, médecin retraité et ancien vice-président d’Exit Suisse romande, peut être condamné pour avoir dépassé les bornes en aidant une octogénaire bien portante à mourir avec son mari. A une nette majorité de quatre contre un, la 1re Cour de droit pénal a conclu que le comportement de ce docteur ne tombait pas sous le coup de la loi fédérale sur les stupéfiants (LStup). Son acquittement est donc confirmé et le recours du parquet genevois est rejeté. Rappelons le contexte compliqué de cette procédure.
L’article 115 du Code pénal suisse, qui réprime l’incitation ou l’assistance au suicide, ne punit que celui qui agit pour des motifs égoïstes. Or, personne ne soutient ici l’existence d’un sombre mobile. Restait à savoir si ce comportement pouvait tomber sous le coup d’une loi distincte. En clair, fallait-il aller chercher d’autres dispositions pour sanctionner le Dr Beck – dont tout le monde s’accorde aussi à dire qu’il a franchi les limites éthiques en prescrivant du pentobarbital de sodium à une personne en bonne santé – ou reconnaître un vide juridique s’agissant d’un tel cas de figure?
La Cour suprême a tranché. La loi sur les produits stupéfiants et les substances psychotropes (seule en lice dans le débat du jour) est faite pour lutter contre la consommation et le trafic de drogue et ne doit pas être interprétée extensivement pour combler les éventuelles lacunes laissées par le législateur en matière de suicide assisté, ni pour régler une question éthique ou morale.
Couple uni dans la mort
Le début de cette histoire remonte à bientôt dix ans. Fin 2015, l’octogénaire avait fait établir devant notaire cette déclaration selon laquelle elle demandait au médecin-conseil de l’aider à partir. «Je ne pourrai supporter psychiquement la perspective de survivre à mon mari et prends dès lors les mesures qui s’imposent pour faire face à mon désarroi en cas de survie à mon mari. Je demande dès lors à Pierre Beck de me prêter assistance pour mettre fin à mes jours dans ce monde, sans délai.»
Long parcours judiciaire
Le 18 avril 2017, l’intéressée, alors âgée de 86 ans, déclarée encore en pleine possession de sa capacité de discernement par son médecin traitant et ne souffrant d’aucune maladie, mettait fin à ses jours en même temps que son époux. Ce couple d’architectes, qui avait scellé le pacte de partir ensemble, s’endormait ainsi pour toujours dans son bel appartement de la Vieille-Ville après avoir ingéré le pentobarbital prescrit par Pierre Beck.
Toutes les instances qui se sont penchées sur ce dossier ont estimé que le médecin d’Exit était clairement sorti des clous déontologiques en prescrivant cette potion mortelle à une personne en bonne santé pour cause de souffrance existentielle liée au veuvage. Cette assistance faisait fi des règles de l’art édictées par l’Académie suisse des sciences médicales (ASSM), lesquelles exigeaient à l’époque «une fin de vie proche» et exigent toujours aujourd’hui une forme de maladie causant des souffrances intolérables.
Lors de sa première délibération de décembre 2021, le Tribunal fédéral annulait la condamnation du docteur Beck, prononcée par la justice genevoise, estimant que la loi fédérale sur les produits thérapeutiques, alors retenue, ne fournissait pas une base légale suffisante. Après un vif débat, Mon-Repos renvoyait la cause à la Cour cantonale afin que celle-ci examine la remise de cette potion mortelle sous l’angle d’une infraction à la LStup.
Lors de son second procès en appel, le 6 février 2023, Pierre Beck était acquitté de ce chef et l’affaire reprenait le chemin de la Cour suprême sur recours, cette fois, du Ministère public, lequel n’entendait pas baisser les bras, persistant à réclamer culpabilité et peine pécuniaire de 120 joursamendes.
En prenant la parole hier, le juge rapporteur, Christian Denys, a souligné que le comportement du Dr Beck ne saurait être appréhendé à travers le prisme du droit pénal. La LStup peut certes punir les médecins qui prescrivent des substances psychotropes hors des limites admises par la science, ou sans avoir procédé à un examen médical du patient. Par exemple, un professionnel qui se limite à valider une commande sur internet ou qui permet à une personne ne souffrant pas d’obésité de se procurer des tonnes de pilules amincissantes afin de les distribuer à d’autres.
Dans cette affaire, il ne s’agit toutefois pas de juger un acte médical et la remise de pentobarbital n’a rien de contraire à la science (à ne pas confondre avec l’éthique), puisque son utilisation est admise pour aider à un décès plus paisible lors des soins palliatifs. Aux yeux du juge rapporteur, reconnaître cette absence de cadre et confirmer l’acquittement ne veut pas encore dire donner un feu vert au suicide assisté des personnes en bonne santé. «Le médecin risque d’engager sa responsabilité professionnelle sur un plan civil et administratif.»
«Risque d’abus»
Dans sa contre-proposition visant à annuler l’acquittement et à renvoyer l’affaire à la justice cantonale pour fixation de la peine, le juge fédéral Giuseppe Muschietti a surtout insisté sur l’absence d’un examen médical digne de ce nom prévu par la LStup et d’un entretien entre quatre yeux. Le mari de cette octogénaire se trouvait toujours dans le salon, un peu plus loin, lorsque Pierre Beck lui parlait. «Les conditions sont ainsi réunies pour condamner. Sinon, on ouvre la porte à l’assistance au suicide pour n’importe quelle personne souhaitant mourir. Il ne faut pas sous-estimer le risque d’abus», a-t-il ajouté.
Une vision à laquelle aucun autre juge ne s’est rallié. Et surtout pas la présidente Laura Jacquemoud-Rossari qui a rappelé la difficulté de ce débat dans lequel interfèrent de nombreux principes et pointé le caractère «très libéral» du droit suisse en matière d’assistance au suicide. La personne qui apporte son aide n’est pas punissable, indépendamment du moyen mis en oeuvre, si son mobile n’est pas égoïste.
Ce même droit n’autorise pas tout non plus, mais le législateur s’est borné à renvoyer à un cadre légal jugé suffisant dans sa globalité. Or, les directives éthiques n’ont pas force de loi et les autres dispositions visées dans cette affaire ne s’appliquent pas. Pour la présidente: «Il est incompréhensible que des questions aussi fondamentales soient réglées en marge du droit pénal.» Un appel à peine déguisé au politique.
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La personne qui apporte son aide n’est pas punissable si son mobile n’est pas égoïste