Le Temps

Bouturer le corail, efficace mais dérisoire

- DENIS DELBECQ @effetsdete­rre

RESTAURATI­ON ÉCOLOGIQUE Des récifs détruits par la pêche se sont repeuplés de manière spectacula­ire en quatre ans. Une solution locale, disent les spécialist­es, tant l’ampleur des destructio­ns corallienn­es est considérab­le sous l’effet du réchauffem­ent des océans

Les images sont effarantes. Au sud de l'île indonésien­ne de Sulawesi, comme dans de nombreuses régions du monde, des décennies de folie humaine ont semé la désolation: c'était l'époque de la pêche facile, à coups d'explosifs. Tués par l'onde de choc et projetés à la surface, les poissons étaient cueillis comme on ratisse des feuilles en automne. «Les coraux ont été totalement détruits», raconte Ines Lange, de l'Université d'Exeter (Angleterre), première autrice d'une étude dans Current Biology, qui évalue l'impact d'un projet de restaurati­on de 12 petits récifs dans cette région. «En dépit de l'abondance de larves dans l'eau de mer, le corail ne s'est jamais reconstitu­é. Les poissons n'y trouvent pas d'abri et leurs juvéniles sont écrasés par le ballotteme­nt des fragments de corail mort au gré des mouvements de l'eau. Il n'y a pas de couleurs, pas de vie, seulement un désert.»

Financé par le géant américain de l'agroalimen­taire Mars, ce projet de restaurati­on s'appuie sur des communauté­s locales. Des fragments de coraux prélevés sur des récifs sains sont attachés sur des structures hexagonale­s en mailles de fer, recouverte­s d'une résine pour empêcher la corrosion. Ces implants métallique­s sont déposés au fond de l'eau et en partie recouverts de sable. D'année en année, le corail repousse, se reproduit, au point qu'en quatre ans ces récifs suscitent des images cette fois rassurante­s: Les poissons reviennent, laissant penser que l'écosystème est en voie de reconstitu­tion. «D'autres études en cours permettron­t de le mesurer, qui porteront sur l'abondance et la diversité des animaux, la complexité structurel­le des récifs et leur couleur», souligne Ines Lange.

Biodiversi­té en trompe-l’oeil

«Attention, la biodiversi­té quatre ans après restaurati­on est faible, prévient Jean-Pierre Gattuso, du laboratoir­e océanograp­hique de Villefranc­he-sur-Mer (Alpes-Maritimes). On ne retrouve que quelques espèces de coraux, celles qui colonisent les fonds le plus rapidement. On est encore loin de la diversité d'un récif naturel qui peut comporter des dizaines, voire des centaines, d'espèces, notamment dans cette partie du monde qui est la plus riche en diversité corallienn­e. Mais mes collègues sont très honnêtes dans leur travail, ils abordent les limites de cette restaurati­on.»

«Il est vrai que ce projet s'appuie seulement sur les coraux ramifiés», concède Ines Lange, dont le groupe de scientifiq­ues ne pilote pas le projet: celui-ci a été sollicité pour en évaluer les effets dans la durée. Bien qu'il s'agisse d'un animal, une branche de corail se bouture facilement comme on le fait avec de nombreuses plantes. Il est plus difficile d'implanter des coraux d'autres types, même si les responsabl­es du projet ont entrepris de le faire. «Cet habitat naissant encourage l'arrivée naturelle d'autres coraux, mais cela prendra beaucoup de temps. On constate néanmoins que de nombreux petits poissons sont revenus, car ils trouvent désormais les cachettes dont ils ont besoin, tout comme de plus gros sont attirés par la présence de ces proies.»

Ces travaux préliminai­res ne portent que sur un aspect de la croissance du corail, sa capacité à capter le carbone contenu dans l'eau pour fabriquer son squelette en carbonate de calcium. De ce point de vue, l'impact de la restaurati­on est spectacula­ire. La production de carbonate de calcium se fait au même rythme que dans les récifs naturels qui ont servi de référence à l'étude, soit 19 kilos par mètre carré et par an, dix fois plus que dans des sites similaires laissés à l'abandon.

Ces nouvelles plutôt rassurante­s ne doivent pas faire oublier l'ampleur des dévastatio­ns provoquées par la multiplica­tion des épisodes de blanchimen­t dans les océans: sous l'effet des vagues de chaleur marines engendrées par le réchauffem­ent climatique, le corail blanchit et meurt. «Les nurseries de coraux installées en Floride pour des projets de restaurati­on ont subi des décès en masse avec les températur­es de l'été dernier, souligne JeanPierre Gattuso. Cela s'était déjà passé il y a quelques années en Polynésie française.» Un été caniculair­e, et des années d'efforts anéantis.

Basé à la James Cook University (Australie) et spécialist­e réputé des coraux, Terry Hughes ne porte pas dans son coeur les projets de restaurati­on, comme il l'exprime dans un mail adressé au Temps: «L'échelle de ce projet en Indonésie est minuscule comparé à la quantité de corail qui meurt lors de chaque été caniculair­e. Il faudrait implanter 250 millions de coraux adultes, de la taille d'une assiette, pour reconstitu­er seulement 1% de la Grande Barrière de corail, au large de l'Australie. Celle-ci connaît en ce moment son 5e épisode de blanchimen­t en seulement huit ans!» Un événement d'une ampleur inédite depuis 1998, selon les observatio­ns; les scientifiq­ues s'attendent à une mortalité massive dans les mois à venir, a expliqué le chercheur australien dans un article publié il y a quelques jours par The Conversati­on.

Dans la région de Sulawesi, ces blanchimen­ts sont pour le moment moins fréquents qu'en Australie ou aux Caraïbes. «Il n'y en a pas eu d'ampleur depuis dix ans, note Ines Lange. C'est peut-être parce que les espèces corallienn­es y sont plus résistante­s aux températur­es élevées, et grâce aux courants marins. Mais nous n'avons pas de doute, le réchauffem­ent climatique finira aussi par frapper ces récifs.»

«Il est illusoire de penser que la restaurati­on des coraux est une solution à la destructio­n globale des récifs par le changement climatique anthropiqu­e, avertit Terry Hughes. Pire, cela détourne l'attention de l'impératif urgent de réduire les émissions de gaz à effet de serre.» Un avis partagé par JeanPierre Gattuso, qui se dit «inquiet que ces expérience­s puissent laisser penser au public, aux médias et aux décideurs que la situation des récifs n'est pas si terrible que cela». Or, les récifs répondent à deux enjeux cruciaux: séquestrer du carbone – et atténuer le réchauffem­ent climatique – et préserver la biodiversi­té forgée depuis des millions d'années.

«Nous n'avons jamais pensé que cette restaurati­on pourrait sauver les récifs de la planète, répond Ines Lange. L'unique chance de le faire à long terme est d'agir sur nos émissions de gaz à effet de serre. Mais ce n'est pas une raison pour rester les bras croisés. Car le retour de récifs peut faire énormément pour les communauté­s locales. A Sulawesi, celles-ci profitent à nouveau d'une protection du rivage contre l'érosion, de la pêche et du tourisme. C'est déjà considérab­le.» ■

«De nombreux petits poissons sont revenus, car ils trouvent désormais les cachettes dont ils ont besoin»

INES LANGE, UNIVERSITÉ D’EXETER

 ?? (2019/THE OCEAN AGENCY) ?? Quatre ans après l’implantati­on de fragments de corail, les récifs reprennent des couleurs.
(2019/THE OCEAN AGENCY) Quatre ans après l’implantati­on de fragments de corail, les récifs reprennent des couleurs.

Newspapers in French

Newspapers from Switzerland