L’enfance grenat d’Yves Matthey
FOOTBALL Le réalisateur genevois tire le fil de sa passion pour le Servette FC dans un documentaire à voir dès aujourd’hui à Genève. Rencontre avec un supporter qui n’a jamais laissé la nostalgie l’emporter sur l’enthousiasme d’aller au stade
Il ne reste pas grand-chose de l'ancien stade des Charmilles, sinon le mât d'un projecteur. Mais Yves Matthey garde parfaitement en mémoire la configuration des lieux. «Je suis sur le terrain, là. En défense, même!» lance-t-il en prenant la pose sur le gazon gras du Parc Gustave & Léonard Hentsch, inauguré en 2014, trois ans après la démolition de la vénérable enceinte.
La pelouse, la vraie, «elle était sèche» quand le réalisateur genevois d'aujourd'hui 59 ans l'a foulée, il y a longtemps. Sa classe y a disputé un match de préparation d'un tournoi scolaire contre celle d'un certain Frantz Barriquand. L'attaquant du grand Servette FC était aussi enseignant, et il avait négocié l'accès aux Charmilles pour le plaisir de tout le monde…
Cette improbable anecdote témoigne du romantisme de l'époque, on parle des années 1960 et 1970, à laquelle Yves Matthey consacre Servette mon enfance, un documentaire tendre, émouvant et parfois drôle, gorgé de belles images d'archives et de témoignages savoureux, à voir dès ce soir et pour quelques semaines au Cinélux.
Terrain d’entente
Un journaliste du magazine So Foot a demandé quand était prévue la sortie en France. Le réalisateur a rigolé. A quoi bon montrer le film ailleurs qu'à Genève? «Et même là, pas sûr que les jeunes vont s'emmerder à regarder ça», lance l'homme, pas convaincu du caractère universel que certains prêtent à son oeuvre. Le public jugera, lui a de toute façon vécu «un bonheur total» en travaillant six mois à tirer le fil de sa passion grenat.
Dans le film, la parole la plus rare est peut-être la sienne. Pudeur du conteur d'histoires. Son enfance est retracée «par ceux qui ont eu la même» et d'autres qui y jouaient sans le savoir des rôles en vue: les joueurs. Les Guyot, Barlie, Desbiolles, Bizzini, Maffiolo, etc. «C'est dangereux de rencontrer ses idoles car on peut facilement être déçu», reconnaît Yves Matthey, qui a d'emblée visé haut histoire d'en avoir le coeur net. Coup de fil à Joko Pfister, star parmi les stars dans la cosmologie personnelle du gamin qu'il était. L'«Ange blond» répond, l'invite chez lui, ouvre une bouteille de blanc et passe l'après-midi à se confier. «Ça m'a décomplexé», rigole l'admirateur comblé, qui ira alors d'une belle rencontre à la suivante, obtenant là des confidences, ici des montées de larmes.
«A l’époque, le foot n’était pas du tout à la mode» YVES MATTHEY, RÉALISATEUR
Le Temps a proposé à Yves Matthey une balade sur les lieux de l'histoire. Il a donné rendez-vous au 34, avenue Ernest-Pictet, à l'extrémité est de la Cité Vieusseux. Un immeuble jaune, qui ne l'était pas encore quand les 12 étages empilaient des familles de postiers et de cheminots. Le père était sous-chef de gare, «ce qui ne veut rien dire: il y en avait au moins 40». Il est parti vers «une autre vie, une autre femme» quand le cadet de ses deux fils avait 8 ans, soit juste avant (ou juste après) qu'il ne «monte aux Charmilles pour la première fois», à l'invitation du «meilleur pote» qui habite sur le même palier. Yves Matthey garde le souvenir net de «la pelouse d'un vert éclatant, presque fluo, accentué par la lumière des projecteurs» et d'un coeur qui instantanément devient grenat.
Son aîné, Olivier, est blond, costaud, doué en sport comme à l'école, brillant et populaire. Lui? Brun et «moyen partout» selon sa propre expression. Allez, c'est un rigolo, «un trublion» qui monte sur la table pour faire son spectacle, et il s'intéresse à plein de choses, le cinéma, la musique. Les deux frangins s'adorent, oui, mais se reconnaissent des goûts différents sinon opposés – sauf en ce qui concerne Servette. Jusqu'à la mort d'Olivier, une rupture d'anévrisme à l'âge de 38 ans, les Charmilles constitueront leur «terrain d'entente». Encore aujourd'hui, quand les joueurs entrent sur le terrain du Stade de Genève, Yves Matthey a une petite pensée pour le frère disparu trop tôt.
Tant pis pour l’opérette
En bas des barres d'immeubles, les gamins des années 1970 disputent des matchs interquartiers parfois bouillants, car tout le monde ne s'aime pas trop. Certains, comme les frères Gérard et Gilbert Castella, dribbleront jusque sur les pelouses de Ligue nationale A. Pas les Matthey. Junior du FC City, Yves comprend vite qu'il n'est «franchement pas terrible» et que les matchs de préparation pour le tournoi scolaire resteront sa seule chance de fouler le gazon des Charmilles. En revanche, il chante très bien, et se voit proposer un jour de participer à une opérette. Il a 11 ans, l'âge de tous les possibles. La mère dit: c'est ça ou le foot, pas les deux. Ah. Le petit Yves hausse les épaules et retourne taper dans le ballon.
Sa passion grenat est intense mais pas exclusive. A 14-15 ans, il arpente les concerts de rock pour photographier les groupes. Il fait du théâtre. Autres milieux. «A l'époque, le foot n'était pas du tout à la mode, c'était considéré comme un truc de cons, se souvient-il. Au théâtre, j'étais le seul à aimer ça. Les autres savaient que j'allais au stade, mais ils ne me demandaient rien et je n'en parlais pas. Même quand il s'agissait de draguer une fille, ce n'était pas quelque chose qu'il fallait mettre en avant.» Selon lui, ce n'est qu'en 1994, avec la qualification de l'équipe de Suisse pour la World Cup américaine, qu'un intérêt pour le football est devenu socialement acceptable, voire valorisé.
Le paternel vit à Paris, mais «en bon père divorcé», il prend le train de nuit un week-end sur deux et demande à ses garçons «ce qu'ils veulent faire ensemble». Souvent, un match est au programme. «On l'emmenait, pas l'inverse», sourit Yves Matthey.
Des années plus tard, c'est sa fille qui l'accompagne au stade. «A 4-5 ans, elle demandait à venir, je la laissais jouer en bas des gradins, elle se faisait des copains.» Aujourd'hui âgée de 28 ans, elle vit à Paris mais ne manque pas un match quand elle est de passage. Idem pour son père, qui revendique «n'avoir jamais raté une rencontre de sa vie s'il était physiquement à Genève». Abonné en quelle tribune? «Aucune. Je ne suis pas quelqu'un qui s'abonne à quoi que ce soit. Je suis parfois à la caméra, sinon je paie ma place. Ça me permet de me joindre à un copain qui me dit qu'il sera à tel ou tel endroit. Mais souvent je regarde les matchs seuls, car je suis concentré. C'est inconcevable pour moi de parler d'autre chose pendant le jeu. Ma hantise, c'est de croiser une vieille connaissance qui commence à me demander ce que je deviens.»
La Praille, «un super stade»
Au côté d'Yves Matthey, on déambule en bas des blocs où vivaient les copains, dans ce coin de Genève «qui a toujours été en chantier». Disparues, certaines des zones herbeuses où se disputaient des parties de plusieurs heures les jeudis de congé – «il y aurait eu 50 à 48 si quelqu'un s'était donné la peine de compter». Disparu aussi le stade des Charmilles vers l'emplacement duquel on se déplace pourtant. Ne pas compter sur notre guide pour verser dans le «c'était mieux avant». «Je suis nostalgique des Charmilles parce qu'elles me ramènent à tout ce que j'y ai vécu, mais j'ai autant de plaisir à la Praille, un super stade, incroyable quand il est plein, déjà très bien quand il y a 12 000 personnes comme dimanche contre Lausanne», décrète-t-il.
Et Servette? Oui, il est «tombé amoureux» du club en partie parce que cela jouait très bien dans les années 1970, «tac-tac, une touche de balle, comme le Barça allait le faire plus tard», mais le réalisateur ne boude pas son plaisir actuel. «Le Servette de René Weiler est furieusement sympa, juge-t-il. Ça évolue vraiment en équipe, comme à l'époque.»
Et ça gagne! Les Grenat sont en lice sur trois tableaux: championnat, Coupe de Suisse, Conference League, avec un huitième de finale retour contre Viktoria Plzen prévu aujourd'hui à 18h45 en République tchèque. Coup d'envoi de la première de Servette mon enfance au Cinélux: 20h30. C'est serré comme le match aller (0-0). «S'il n'y a pas de prolongations, je devrais juste pouvoir voir la fin sur mon téléphone», espère Yves Matthey. ■
Servette mon enfance, d’Yves Matthey. Avec les témoignages de Georges Haldas, Jean-Jacques Tilmmann, Gilbert Guyot, Lucio Bizzini, Massimo Lorenzi, et beaucoup d’autres. 1h06. A voir à Genève, au Cinélux.