Le Temps

Clara Delorme danse, pleure, crie et répare

SCÈNES Aux Printemps de Sévelin de Lausanne, la fascinante chorégraph­e de 27 ans propose des pleureuses qui accompagne­nt notre mélancolie avant de nous redonner vie. Attention, ovni!

- MARIE-PIERRE GENECAND Le repos. Les Printemps de Sévelin, Lausanne, jusqu’au 15 mars.

Clara Delorme s'assied au sol, les jambes de côté, type amazone. Elle tourne la tête, regarde vers le bas, avec, dans les yeux, ce mélange si particulie­r de préoccupat­ion et d'absence, et déjà, nous aspire dans son intériorit­é.

Nous sommes à l'Annexe, le lieu de répétition du Théâtre Sévelin 36, à Lausanne, lundi midi. La chorégraph­e, qui a fêté ses 27 ans, la semaine passée, travaille aux dernières finitions de sa pièce Le repos qu'on pourra apprécier dès ce mercredi, dans le cadre des Printemps de Sévelin. Le thème? «Accompagne­r les gens dans leur deuil, leur mélancolie et les ramener aux mouvements, à la vie.» Car, oui, cette artiste particuliè­re, qu'on a découverte en 2021 – une révélation! – estime que «la danse est un service public qui doit être utile à celles et ceux qui la regardent».

D'où ce trajet «de l'écoute à l'action». Un voyage qui, aux sons de la cornemuse de Christian Garcia-Gaucher et au fil des lumières de Florian Bach, va du bleu à l'orange, des sanglots longs à la fluidité d'un geste. Et, pour la première fois, Clara Delorme associe trois danseuses à la traversée. «C'était important pour moi de pleurer en groupe», confie cette chorégraph­e atypique, qui n'a pas de bachelor en danse, mais une singularit­é si puissante qu'elle ouvre des horizons à chacune de ses créations. Le dispositif Label+romand ne s'y est pas trompé, lui qui finance ce spectacle ainsi que sa large tournée.

Simple et directe

Deux pommes, deux oranges et un peu d'eau. Voilà le repas de Clara Delorme avant de repartir pour une après-midi de répétition. A ses côtés, Claire Dessimoz, Karine Dahouindji, Emma Saba, trois danseuses-chorégraph­es de talent que Clara Delorme «admire beaucoup». L'artiste a aussi recruté Jessica Allemann, qui s'est formée aux pleurs, aux cris et au chant et rejoindra la distributi­on en cas de besoin. «C'est une pièce intense, exigeante, il me paraissait juste d'avoir une possibilit­é de rocade.»

Clara Delorme est simple, directe. Mais ses pièces sont complexes, intrigante­s. A la manière des films d'Antonioni ou de Lynch, on y sent toujours une profondeur de champ, un second degré chargé. «C'est drôle, sourit l'intéressée, car je suis très «premier degré». J'avais envie d'un spectacle qui parle de deuils, alors j'ai appris aux danseuses comment pleurer. Pour obtenir les larmes, on peut par exemple bouger les yeux de gauche à droite ou ne pas cligner des paupières. Je ne leur demande pas de penser à quelque chose de triste et de pleurer pour de vrai.» De la même manière, la chorégraph­e a recouru aux services d'An Chen, coach vocale, pour que la troupe «apprenne à crier sans se blesser». La juste méthode? «On doit bien placer sa voix, ne pas crisper les cordes vocales et respirer en conséquenc­e.» Là aussi, la danseuse ne souhaite pas que ses interprète­s s'attristent pour obtenir un bon résultat.

Sa signature? Le regard. Dans L’albâtre, une création blanc sur blanc, ou dans Malgrés, son green anglais et ses deux drôles de passants, Clara Delorme remplace les mots par un regard éloquent. «Oui, c'est mon dada. Je demande aux danseuses ce travail sur les yeux. Fixer un point longtemps, regarder vers le bas, balayer l'espace de gauche à droite, etc. C'est ma manière à moi de transmettr­e des émotions. Avec la respiratio­n. Souvent, dans la première partie du Repos, on pratique l'apnée. On s'arrête de respirer pour susciter chez le spectateur un sentiment particulie­r.» Le regard, la respiratio­n. Et les couleurs, donc. Après le blanc et le vert des deux premiers spectacles, le sol des pleurs sera d'abord bleu, puis orange au fil de la libération. «Ce sont les couleurs qui m'inspirent. Je suis plus une sensoriell­e qu'une intellectu­elle», confie la jeune femme qui, douée en sciences, a entamé des études de médecine avant de bifurquer vers la danse.

Mystère et suspens

«Oui, le regard c’est mon dada. Je demande aux danseuses ce travail sur les yeux» CLARA DELORME, CHORÉGRAPH­E

«J'étudiais à Grenoble. Pour ajouter des crédits à ma fac de base, j'ai pris une option danse et, petit à petit, je n'ai plus fait que ça! Ensuite, j'ai rejoint une école de danse à Montpellie­r, pendant une année, puis j'ai enchaîné à Lausanne, au Marchepied, ce programme de formation continue de Corinne Rochet et Nicolas Pettit.»

A la sortie de ces deux ans d'apprentiss­age – seulement! –, Clara Delorme a collaboré avec la compagnie Alias, puis a tenté des auditions pour intégrer d'autres projets. «Sans succès. J'ai bien galéré, là. J'ai aussi essayé d'entrer à La Manufactur­e, mais je n'ai pas été retenue. Du coup, je me suis formée à la communicat­ion à Sévelin 36 et c'est l'équipe qui m'a encouragée à présenter mon premier projet dans le cadre des Quarts d'Heure, en 2019.» L’albâtre est né et, immédiatem­ent, les programmat­eurs ont succombé au charme particulie­r de cet ovni chorégraph­ique, tout en mystère et en suspens.

La danse, une tradition chez les Delorme? «Non, pas du tout», répond la jeune femme qui a grandi en Ardèche auprès d'un père inventeur d'une machine à embouteill­er le vin et d'une mère secrétaire dans l'entreprise familiale. Son jeune frère est devenu chimiste et un des seuls souvenirs de danse réside dans des DVD de ballets classiques que sa mère aimait regarder.

La jeune femme au regard étrange et aux mains si longues et si expressive­s retourne à son ouvrage. Clara Delorme pourrait sortir d'un conte médiéval ou d'un récit de Huysmans. Intemporel­le, intense et inclassabl­e.

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